Notre escale à Panama City est loin d’être une partie de plaisir. Très vite la joie et l’excitation de notre arrivée dans le pacifique après une traversée du canal sans encombre laisse place à de nouvelles corvées et un cadre de vie au mouillage très déplaisant. L’eau est tellement polluée que nous n’osons plus nous doucher à l’eau de mer. On voit régulièrement plastiques en tout genre, nappes d‘hydrocarbures et poissons morts dériver le long de la coque. La pollution visuelle et auditive n’arrange rien au tableau. Bien qu’ancrés en face de Panama, le mouillage est excentré de la ville et il est très malcommode et onéreux de s’y rendre en taxi.
Aussi ne trainons nous pas à faire tout ce dont nous avons besoin pour préparer le bateau à la traversée du Pacifique. Plein d’eau et de gasoil, remplacement du joint spi de l’arbre à came qui a subitement montré une faiblesse pendant la traversée du canal et à travers lequel 30cl d’huile on fuité en 12 heures, dernières courses techniques et petites réparations sur le bateau, méga avitaillement…
Il nous faut 2 semaines pour être enfin prêts à nous élancer dans le grand bain.
Nous regardons la météo chaque jour espérant voir quelques filets d’air annoncés du Nord pour nous aider à partir. Malheureusement la saison des Alizés en Caraïbe est terminée et avec elle s’est envolée la jolie brise du NE qui traverse régulièrement l’isthme de Panama et qui aurait pu nous être d’une aide précieuse pour faire les 500 premiers miles vers le Sud. La météo sur 10 jours nous annonce presque pétole. C’est de nouveau un peu frustrant et un non sens de s’embarquer dans une nav si longue sachant que l’on risque de devoir faire 5 jours de moteur dès le départ mais nous ne pouvons plus attendre. En plus de notre impatience à quitter ce mouillage très désagréable nous courons le risque de voir des conditions encore plus défavorables s'installer. En effet à cette période les Alizés du Sud Est s’établissent peu à peu et risquent de nous remonter en plein dans le nez jusqu’à Panama. Les courants se renverseraient eux aussi devenant un obstacle supplémentaire. Il pourrait même être tout simplement impossible de faire face à ces conditions et de devoir attendre le mois de Septembre !
C’est ainsi que le 25 Mai à 11h nous levons l’ancre de la baie principale d’isla Naos pour mettre le cap vers les Marquises. Nous n’avons à ce moment là encore aucune notion de ce que nous sommes en train d’entreprendre. Choup à l’impression d’aller chercher du gasoil… j’ai pour ma part le sentiment de bouger de mouillage quelques miles plus loin. 4000 miles nautiques se dressent pourtant devant l’étrave du bateau et nous nous embarquons belle et bien pour la nav qui sera sans doute la plus longue de notre vie !
La journée se passe facilement. Il fait grand beau et c’est à peine si quelques nœuds de vents viennent rider la surface de l’eau. Nous faisons route au moteur calmement sous pilote automatique. Nous modifions parfois de quelques degrés le cap pour éviter un cargo au mouillage en attente de son passage du canal. Le moral est haut. Après toutes ces épreuves et ces doutes, la patience et la détermination ont fini par triompher. Ces conditions si calmes nous laissent imaginer une navigation facile et nous invitent à bavarder, enjoués. Chacun de nous annonce son pronostique concernant notre date d’arrivée possible. Choup penche pour 37 jours, pour ma part plus optimiste, 36. Nous verrons bien…
Quoi qu’il en soit nous sommes prêts pour plus de 2 mois en mer s’il le faut. 700 Litres d’eau ont été embarqués, 310L de gasoil, des dizaines de kilos de conserves, de pâtes, riz, lentilles… Notre petit outil de communication par satellite le Garmin nous assurera une communication avec les proches et nous permettra de prendre des points météos régulièrement. Nos amis Bruno et Paul veillent également au grain en coulisses. Nous ne sommes que tous les deux sur le bateau mais nous sentons largement accompagnés mentalement par vous tous qui nous suivez.
Alors que la nuit tombe sur cette première journée se pose la question des quarts. Nous convenons de faire 3h chacun en commençant un peu après la tombée de la nuit vers 19h00. Comme je suis plus amené à réaliser les manœuvres si besoin en pleine nuit je préfère tenter de prendre des heures de dodo dès que les conditions le permettent. Ainsi c’est Choup qui prendra le premier quart tous les jours tant que les conditions le permettront en début de nuit. Au fil du voyage les conditions de navigation évoluant, nous adapterons nos quarts afin de dormir un peu plus la nuit. Alors que les premiers jours le trafic maritime nous impose une veille attentive, plus tard nous nous autoriserons des micros siestes de 20 à 30 minutes lors de nos quarts. Cela fait une sacrée différence sur le long terme !
Ce premier soir je cherche la lune espérant trouver une présence rassurante pour nous éclairer de sa bienveillance. Malheureusement elle n’a commencé son ascension que depuis quelques jours et sa timide clarté ne nous permet pas de voir la mer. Je me console en me disant que les nuits à venir seront de plus en plus claires.
Nos premiers jours sont très calmes. Nous sommes le plus souvent au moteur mais il y a toujours un mince filet d’air du S-SO pour nous aider à faire un peu d’appui voile et gagner un petit nœud de vitesse.
La deuxième nuit le vent nous abandonne complètement et nous tentons de rester à la cape en se laissant simplement dériver avec 1.5 nœuds de courant portant au Sud. Mais l’inconfort à bord à cause du bateau qui tangue trop malgré une très faible houle nous pousse à remettre le moteur vers 3h du matin pour nous remettre dans le cap. Cela établi un peu notre protocole pour les jours à venir : Si on doit mettre le moteur, pas plus de 1400 tours/minutes afin d’avancer dans la bonne direction sans trop consommer de carburant. Ce régime nous fait consommer 1.3L/h ce qui avec nos réserves de carburant nous permet en théorie presque 10 jours d’appui moteur. Dans le pire des cas cela devrait au moins nous amener aux Galápagos…
A cette période de l’année les Alizés du SE remontent régulièrement déjà assez haut autour des 4°N au niveau de l’île de Malpelo. En remontant la côte équatorienne et Colombienne ils s’incurvent pour s’orienter plutôt SO. Ils ne sont pas très forts mais c’est bel et bien le bout de l’Alizé et non loin de lui se trouve la zone de convergence intertropicale. Cette fameuse zone est toujours le cauchemar des navigateurs. C’est une zone de basse pression avec très peu de vent mais dans laquelle se forment des cumulonimbus à cause de l’air chaud et humide apporté par l’Alizé. Ainsi dans cette zone il est courant de traverser des orages violents apportant des rafales de vent importantes. C’est au cours de notre 4ème nuit que nous avons traversé cette zone. Vers 21h Choup vient me réveiller, inquiétée par un vilain nuage noir. Quelques secondes plus tard le vent monte à 30 nœuds et on se retrouve sous une pluie battante. On en profite pour sortir un peu de génois et faire de la voile ! Toute la nuit les conditions vont être très changeantes. Nous tentons de manœuvrer pendant plusieurs heures pour éviter un orange sans jamais comprendre dans quelle direction ce dernier se déplace. Je barre une bonne partie de la nuit pour profiter du vent qui souffle entre 15 et 20 nœuds en bordure de l’orage. Vers 5h du matin les conditions se calment et je profite de ce répit pour aller m’effondrer dans mes habits mouillés au fond du bateau.
Vers 9h du matin Choup vient me réveiller de nouveau. Le temps est clair mais cette fois-ci c’est l’approche d’une lancha qui retient son attention. Un peu bougon je me lève et constate en effet la présence d’une embarcation avec 3 hommes à bord non loin de nous. Très vite nous distinguons des bouées un peu partout à la surface de la mer. Ce sont très probablement des pêcheurs avec des lignes qu’il convient d’éviter. Nous marchons au moteur car le vent est tombé depuis l’orage de la nuit précédente et nous mettons le cap sans difficulté hors des lignes de pêche.
Cependant la lancha continue de faire route sur nous pour finalement passer devant notre étrave. Les pêcheurs nous font de grands signes pour nous montrer la direction vers laquelle nous diriger derrière eux pour éviter les lignes. Mais à notre grande surprise nous remarquons que l’un d’eux tente de déployer discrètement une ligne dans la direction indiquée. Ça sent l’arnaque à plein nez. Nous mettons un coup de barre pour faire demi-tour et de nouveau, même manœuvre de leur part avec toujours ces grand signes. On change encore de cap. Cette-fois-ci ils sont très proches de nous. On a compris le truc : ils veulent nous forcer à nous prendre l’hélice dans leur ligne pour nous aborder. Dans la précipitation et la possibilité de nous faire aborder Choup tente de cacher nos quelques effets de valeur dans le bateau avec notamment notre tablette pour notre route et le Garmin pour notre communication. Nous ne sommes pas paniqués mais interloqués et quelque peu énervés. Sérieusement !! On va vraiment se faire pirater ici alors que personne n’a encore remonté le moindre acte de piraterie dans la zone ? Alors que nous pensions enfin être sortis de toutes ces conneries à 200 miles des côtes Colombiennes ? Quelle malchance vraiment !
Avec leur embarcation légère et leur motorisation de plus de 200CV nous sommes à leur merci. Dans un dernier passage autour du bateau ils parviennent à faire passer une ligne de pêche sous le bateau. Je l’aperçois dans l’eau. J’ai juste le temps de mettre au point mort en espérant que la ligne passe l’hélice avec l’ère que nous avons. C’est le cas mais elle vient ensuite se bloquer dans le safran. Les 3 hommes le constatent et jubilent à bord de leur lancha. Ils pensent nous avoir cueillis. Je profite de la possibilité qu’a notre safran de pouvoir être relevé et exécute la manipulation en quelques secondes. Instantanément dégagés, je remets l’hélice en route pour faire demi-tour sur le champ, moteur à fond dans la direction opposée. Nous sommes libres mais pour combien de temps ? Il est possible de jouer à ce jeu toute la journée. Tout en les toisant nous nous préparons à une nouvelle approche de leur part. Nous les observons relever leur ligne puis les minutes passant il nous semble que nous nous éloignons progressivement d’eux. Peut être ont-ils réalisé qu’avec la dérive et le safran relevables il est peine perdu de tenter de nous bloquer dans une ligne ? Ou peut-être qu’ils ne veulent pas s’éloigner de leur zone de pêche dans la crainte de perdre toutes celles qu’ils ont posés en mer et dont nous nous éloignons à force de jouer à Chat ? Qu’importe. Pour nous il est hors de question de retourner sur cette zone. Il nous faut tenter de leur échapper visuellement au plus vite. Nous sommes donc contraints de mettre le cap plein Nord direction… Panama ! On enrage. C’est déjà suffisamment compliqué et couteux en carburant de prendre vers le Sud que l’on se passerait volontiers de revenir sur nos traces. Le reste de la journée se passe donc à contourner la zone en essayant d’en rester éloignés à plus de 5 miles nautiques. On scrute l’océan avec la crainte permanente de voir la lancha revenir vers nous. Nous tentons d’analyser et d’éclaircir les nombreuses zones d’ombre que nous laisse cette matinée mouvementée. Quelles étaient réellement leurs intentions ? S’il avait été question d’une volonté de monter à bord pour nous voler des biens, les conditions leur auraient pourtant permis de nous aborder sans difficulté et sans filet. Leur manière de manœuvrer nous apparaissait très maladroite et il aurait été tellement facile avec leur embarcation de nous barrer la route plus facilement. Ont-ils simplement voulu se jouer de nous en nous flanquant la frousse ? Notre analyse finale penche pour la thèse de l’incitation à la faute : En nous envoyant « subtilement » sur une de leur ligne de pêche nous aurions pu l’endommager et les rendre ainsi légitimes de nous demander de l’argent pour réparer notre erreur. Nous ne connaitrons jamais le fin mot de l’histoire. Tout est bien qui fini bien mais nous sommes maintenant sous tension et redoutons une nouvelle rencontre. La tombée du jour vient calmer nos ardeurs et nous nous réjouissons cette fois-ci d’une lune discrète qui ne trahira pas notre présence pendant les prochaines heures.
Nous adoptons une nouvelle stratégie pour les jours à venir : Au moindre contact avec une embarcation nous modifierons le cap à 90° pour rester hors de portée visuelle. Nous savons qu’il y a pas mal de risques de rencontrer d’autres pêcheurs sur les 300 prochains miles le long des côtes Colombiennes et Équatoriennes. Nous avions déjà planifié de ne pas nous en approcher à moins de 200 miles et conserverons cette règle avec d’autant plus de zèle tout en renforçant notre veille nuit et jour.
Vers 17h30 de doux Alizés orientés SO viennent gentiment nous caresser. Nous mettons toutes voiles dehors et coupons enfin le moteur. C’est ici que le vent à réellement commencé à nous faire avancer. Au près dans un premier temps et sur une mer calme avec pour seul murmure celui des vagues et du vent dans les voiles pour nous bercer doucement en cette 5ème nuit.
Les 2 jours suivants sont assez difficiles. Nous tentons de poursuivre notre route vers le SO et lutons face à du vent de SO/SSO de 12 à 16 nœuds. Nous devons donc tirer des bords en essayant de rester aussi proche du vent que l’on peut. C’est un peu déprimant lorsque l’on regarde notre trace sur la carte. On a l’impression de devoir faire une route deux fois plus longue. On le savait et il faut tenir bon. Heureusement le courant est avec nous et nous aide à compenser notre dérive.
Un petit oiseau nous a rejoints. On le pensait de passage la première nuit pour se reposer mais il nous tiendra finalement compagnie plus de 2 jours. Un peu distant au début il finit par venir carrément s’installer sur les coussins dans le cockpit. Je comprends qu’il souhaite gagner en confort mais il défèque aléatoirement de partout un peu trop à mon goût et c’est sans état d’âme que je constate son départ un beau matin. La faim aura finalement eu raison du luxe et l’aura poussé à retourner à sa vie d’oiseau.
Le 8ème jour le vent tombe. Nous devons remettre le moteur pendant 24h. On profite d’une mer calme pour prendre plein Sud et réaliser quelques corvées à bord. (Remplacement du palan d’écoute de GV, renforcement des poulies de renvoi des drosses du régulateur, transfert de notre eau douce dans de plus petites bouteilles…) Ce sera notre dernier gros jour de moteur.
Le lendemain un petit vent du Sud de 10 à 15 nœuds se réveille nous permettant de nous remettre dans notre cap SO à la voile.
En début d’après midi nous repérons un navire à l’horizon. C’est la première fois depuis l’incident des pêcheurs au large de Malpelo. Invisible sur l’AIS, un frisson nous parcours et nous sommes à deux doigts de modifier notre cap lorsque nous parvenons à distinguer une voile. Ouf ! Sans doute un autre voilier qui croise vers la Polynésie ou les Galápagos. Nous le dépassons doucement pour le perdre dans notre sillage en fin de journée.
Le lendemain le vent vire de nouveau au SSO, 15 nœuds et nous devons de nouveau tirer des bords pour progresser vers le Sud. Cela fait 10 jour que nous sommes en mer et nous n’avons encore jamais fait plus de 100 mile en une journée ! (90/75/75/100/73/97/88/76/90/88 - miles par jour depuis le début)
Notre progression nous parait longue et laborieuse. On a l’impression de ne pas avancer et le fait de se retrouver de nouveau face au vent est un peu dur pour le moral. Le vent qui souffle contre le courant lève une mer très mal formée et la vie à bord est inconfortable. Nous prenons un point météo pour savoir combien de temps cela va encore durer. Les bonnes nouvelles arrivent enfin. Du Sud puis SSE est annoncé dans la nuit ! Allez courage, il faut tenir encore un peu. A minuit et demi nous franchissons l’équateur. C’est un checkpoint que nous attendions avec impatience depuis longtemps ! On se réjouit de ce petit succès malgré les mauvaises conditions du moment.
Finalement vers 2h du matin le vent tourne au Sud pour virer SSE et forcir à 15nds au matin. Oui !!! C’est toujours très inconfortable mais au moins on fait un bon cap au 220°. Les Galápagos ne sont plus qu’à 250 miles devant nous !
Le 11ème jour nous permet pour la première fois de faire plus de 100 miles en une journée. C’est même 123 miles que nous prenons en 24h ! Waouh!! Ca y est on est enfin dans l’Alizé du Sud. A partir de maintenant ça va filer, c’est sûr !
Et ben non, désolé… Le lendemain désillusion : le vent tombe à 6 nœuds. Notre allure au 120°du vent nous permet d’envisager l’utilisation du code D (Spi). On entreprend donc de l’établir. Malheureusement il a mal été enroulé la dernière fois sur son emmagasineur et on galère pendant une petite heure pour l’envoyer. On fini par y parvenir. C’est sympa et on en profite pendant 2-3 heures avant qu’un grain nous tombe dessus et nous contraigne à le ré-enrouler en catastrophe juste après s’être fait tremper par la pluie… Ca dure 5 minutes bien évidement et le vent retombe à 6 nœuds. Tan pis, au diable de code D. Il est déjà 17h de toutes manières et il est hors de question de le garder pour la nuit. On remet le génois en route et heureusement le vent fini par revenir assez vite avec la tombée du jour.
Nous sommes doublés la nuit par un bateau de pêche non présent sur l’AIS. Le contact par radio est efficace et cordial.
Au matin nous avons parcourus 1000 miles depuis notre départ de Panama. ¼ du voyage a été réalisé et cela est célébré avec un bon gâteau.
Nous avons l’impression d’avoir fait un gros morceau et quand on considère le reste du voyage on ne parvient pas à se dire que ce n’est cependant encore « que le début ». Car avec le recul c’est pourtant bien ce que c’est !
A la porte des Galápagos on a l’impression d’avoir fait le plus dur et il nous parait évident que les conditions vont s’établir et rendre la navigation plus facile désormais.
Ce qui est sûr c’est que nous n’aurons pas de problème de panne de carburant dorénavant. Il nous reste encore 2/3 de nos 310L de gasoil ; le bateau n’a subit aucune casse jusque ici donc l’escale technique au Galápagos ne sera pas nécessaire. Il est temps de mettre cap plein Ouest.
La vie à bord commence à être rythmée. Comme c’est moi qui m’occupe du dernier quart de 5h à 8h du matin je profite régulièrement du levé du soleil. Je suis toujours tenté de réveiller Choup lorsque ceux-ci valent la peine mais il est important qu’elle se repose durant ses heures de sommeil.
Nous entamons toujours un copieux petit déjeuner dès son réveil. A notre grande surprise nous profiterons de fruits frais pratiquement jusqu’à la fin du voyage grâce aux pommes et oranges qui se tiennent très bien dans le bateau. Lorsque les conditions sont clémentes et établies il n’est pas rare que nous restions ensemble dans le cockpit à bavarder et à contempler ce paysage monotone à l’infini.
La proximité des Galápagos nous apportent quelques distractions. En effet il y a de nombreux oiseaux marins qui vont et viennent pêcher autour du bateau. Les plus faignants se trouvent un coin sur le bateau à l’étrave ou sur les panneaux solaires pour y passer la nuit. J’essaie de les chasser lorsqu’ils s’octroient des endroits pénibles à nettoyer car leur matière fécale est sale et pas toujours facile à faire partir. Des bancs de dauphins croisent régulièrement notre route mais ne restent jamais à nager devant l’étrave avec nous. On se croise et c’est tout. On peut parfois observer de superbes parties de pêches en fin de journée lorsque les dauphins et d’autres gros poissons chassent ensemble sur ces zones très poissonneuses. On s’amuse à les voir sauter de plusieurs mètres hors de l’eau alors que les oiseaux ne laissent aucune chance à toute tentative de fuite aérienne.
La nuit des bancs de calamars remontent se nourrir en surface et nous trouvons régulièrement quelques malheureux ayant sauté pour échapper à quelques prédateurs échoués sur le pont au petit matin. De même avec les poissons volants qui seront omniprésents sur l’intégralité de notre route.
Les 4 jours qui suivent nous permettent de dépasser les Galápagos. Non sans peine. Les conditions ne s’établissant décidément pas avec rarement plus de 12 nœuds de vent. On s’efforce de faire avancer le bateau du mieux que l’on peu à la voile. On ressort le code D à deux reprises en journée. 115 miles, 107, 93, 99. On souhaite descendre un peu plus au Sud mais le vent secteur SO/SSO nous en empêche. On parvient au moins à faire du plein Ouest à la voile.
Au 17ème jour le vent forci enfin et passe secteur SE ce qui nous permet de mettre le cap au 240° pour prendre un peu vers le Sud. La première nuit est un peu difficile avec un vent établi à 20/25 nœuds. Nous nous retrouvons avec une houle au ¾ arrière et je peine à régler le régulateur d’allure avec ces conditions. On a déjà 2 ris dans la GV et un génois qui ressemble presque à un tourmentin… Dans l’impossibilité de régler le régulateur je passe une bonne partie de la nuit à barrer tout en pestant contre lui. Je découvre certaines des ses limites et le cercle vicieux qui m’empêche de l’utiliser convenablement dans ces conditions :
Afin de pouvoir barrer efficacement on a besoin de suffisamment de vitesse pour que les flux d’eau apportent l’énergie nécessaire à sa pale immergée. En étant actionnée cela tire sur les drosses de la barre ce qui aura pour effet de remettre le bateau dans le cap. Le problème c’est que si le bateau a trop de voiles il devient trop ardent et la barre devient très dure et donc impossible à barrer pour le régul. Cela nous contraint donc à réduire les voiles de manière à équilibrer le bateau pour que la barre soit souple. Le problème c’est que l’on perd de la vitesse à rentrer trop de toile. Du coup on ne va plus suffisamment vite pour que le régul ait la vitesse et l’énergie hydraulique nécessaire pour contrer les effets de la houle de travers qui lui pousse sa pale immergée dans le mauvais sens à chaque vague.
Cette houle est très mal formée et très rapprochée. Je me retrouve ainsi complètement désœuvré cette nuit là, incapable de trouver le réglage adéquat et soucieux pour la suite du voyage si ces conditions se maintiennent et que je ne trouve pas de solution pour régler le régulateur. C’est le seul outil à bord qui peut théoriquement nous éviter de barrer dans ces conditions.
En fin de nuit le vent s’établit à 18 nœuds et la houle se détend. Le régulateur reprend facilement du service me permettant de relâcher et prendre du repos.
Nous passons la journée étendus dans le bateau à nous reposer. Le bateau et les conditions sont très stables et il est plaisant de se laisser porter à plus de 5-6 nœuds sans rien faire.
Après avoir parcouru une quinzaine de degrés de longitude vers l’Ouest depuis Panama nous nous rendons compte que le moment du couché du soleil ne correspond plus tellement à l’heure à laquelle nous avons l’habitude de le voir sur nos montre. Il est en effet temps de changer pour la première fois d’heure. C’est ainsi que nous reculons nos aiguilles d’une heure en ce 10 Juin 2023.
Rien ne vient perturber la nuit et on continue de filer facilement à pleine vitesse. Sans aucun bateau en vue on se permet des micros siestes de 30 minutes lors de nos quarts ce qui nous permet de bien nous reposer. On a le sentiment d’avancer. C’est d’ailleurs sur ces 24h que nous établirons notre record ultime de distance parcourue en 1 jour : 129 miles soit une moyenne de 5.4nds.
Les 4 journées suivantes nous apportent des conditions mal établies mais nous permettent malgré tout de faire une vitesse et un cap convenables à la voile. Le vent oscille régulièrement entre 12 et 20 nœuds. La mer en fait les frais et se trouve constamment chahutée avec des vagues croisées et fréquentes. On commence à accepter que notre image du Pacifique avant le départ n’était que pure utopie et que jamais nous ne rencontrerons cette belle houle bien formée sur laquelle nous pensions jouer et surfer avec le bateau pendant des miles et des miles.
Je comprends maintenant que l’état de cet océan est influencé par des conditions établies des milliers de miles au loin de notre position. Dans le grand Sud, là où le vent souffle fort. Sur la distance cette mer démontée se transforme petit à petit en une houle que l’on retrouve sur notre position orientée S/SO. Cependant les vents auxquels nous sommes exposés venant du SE et plus tard de l’ESE, les vagues créées ici par notre vent sont orientées SE. En se confrontant à cette houle de SO elles créent une mer croisée instables et très inconfortable. Triste réalité avec laquelle il va falloir faire maintenant avec notre Thera qui bouge parfois comme un petit bouchon de liège malmené au milieu des vagues. Mais elle a de la ressource et on va s’en sortir. On se donne du mal. Je manœuvre beaucoup pour enlever/prendre des ris, tangoner/détangoner dans le but d’optimiser le cap et la vitesse. Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux lâcher prise et ne pas trop s’embêter. Au pire ça nous coutera un jour de plus… Certes. Mais ces efforts payent : 123 miles, puis 119, 127, 123. Ca avance, ca avance !
Le 15 Juin, après 22 jours en mer nous sommes à 2000 miles des Marquises. Nous venons de parcourir la moitié de la route.
Nous avons à cette occasion le plaisir d’apercevoir une voile à l’horizon derrière nous. Le navire est en effet sur l’AIS. Il s’agit du voilier ASSION qui est sur un cap similaire au notre et qui nous rattrape. La tombée de la nuit étant proche nous prenons contact avec lui à la radio afin d’être sûr qu’il nous ait vu et éviter ainsi un accident malencontreux. L’échange est assez bref et factuel mais au moins l’information est passée. 4h plus tard il nous dépasse par tribord à plusieurs miles de nous.
J’enrage un peu de voir sa route sur la carte car il semble tenir un cap parfait au 260° à 6 nœuds alors que je galère encore avec le régulateur en tenant un cap qui fait beaucoup d’embardées entre le 230° et 270°. Vers minuit nous tangonons de nouveau et je constate que nous tenons un cap entre le 260° et 280°. Il semble que cela aide beaucoup à équilibrer le bateau de recevoir le vent des 2 côtés en même temps. Encore faut-il que le vent permette de conserver ce réglage de voile sans risque d’empannage… Afin de minimiser les chances que cela ne se produise nous positionnons toujours la grand voile aussi choquée que possible jusqu’à ce qu’elle soit même en léger contact avec le hauban de tribord. En plus de cela j’attache la bôme à un taquet pour la retenir en cas d’empannage. Il est trop hasardeux à mon sens de laisser le bateau tangoné, de nuit surtout sans prendre de telles dispositions. Ce début de deuxième partie de voyage nous permet de prendre 123 miles. Pas si mal.
Les 3 jours suivants sont très instables. Le vent oscille entre 13 et 20 nœuds. La seule solution que je trouve pour caler le régulateur est de sous toiler le bateau presque en permanence. C’est assez frustrant car même avec 20 nœuds de vent on ne fait finalement que du 4.5 nœuds de vitesse…
Cela nous étonne malgré tout car le courant et les vagues devraient nous aider normalement. La coque du bateau pourrait-elle être sale au point de nous ralentir autant ? En se penchant au dessus des balcons on constate en effet que la vie aquatique s’est clairement installée sous la coque. Ce sont des centaines d’anatifes solidement ancrés que l’on peut distinguer et ce, juste au niveau de la ligne de flottaison ! On peut facilement imaginer que si toute la coque est recouverte à ce point de ces crustacés pédonculés nous puissions facilement perdre 1 à 1.5nds de vitesse. Je me mets à espérer un jour de pétole pour me mettre à l’eau afin de gratter la coque et la libérer de ces nuisibles. De telles conditions ne se présenteront cependant plus jusqu’à la fin du voyage et cela nous contraindra à poursuivre toute notre navigation avec une réelle entrave à notre vitesse de croisière.
Le 18 Juin nous avons pris plus de 700 miles vers l’Ouest depuis notre changement d’heure. Nous constatons qu’il est de nouveau temps de reculer nos montres d’une heure pour nous mettre en phase avec le soleil. Cela ne change absolument rien à la vie à bord rythmée par le cycle solaire mais c’est toujours une petite étape de franchie et une mini célébration qui vient enjouer l’équipage. Il faut bien trouver de quoi s’occuper.
Ce sont respectivement 110, 113 puis 119 miles de parcourus. Pas fou mais 4.5 nœuds de moyenne restent convenables.
Notre 26ème jour en mer est assez difficile. En dépit d’une journée plutôt stable sous tangon un mauvais réglage du régulateur puis une erreur de barre lors d’une manœuvre nous font empanner à deux reprises dans la même journée ! Malgré la retenue de bôme, le hale-bas est arraché du mât. Heureusement sans conséquence, quelques rivets mettent vite un terme à l’incident.
Vers 3h du matin le vent tombe à 6 nœuds et le régulateur d’allure devient inadapté à cette situation. La mer étant toujours trop agitée pour pouvoir mettre le pilote automatique je n’ai pas d’autre choix que de barrer. Au levé du jour les vagues tendent à se calmer un peu mais un grain assez fort vient de nouveau troubler ce calme naissant relevant une mer trop importante et nous contraint à barrer le reste de la matinée. Même si nous parcourons tout de même 109 miles en 24h je commence à en avoir marre de ces conditions jamais établies et le moral est bas. Heureusement Choup ne se laisse jamais emporter par ce genre de pensées et est toujours là pour me supporter et essayer de me faire relativiser dans ces moments. Je me demande bien d’ailleurs si j’aurai été capable de faire cette navigation sans elle. Lorsque elle-même avait eu des doutes quand à s’embarquer dans cette aventure un an plus tôt après notre dure navigation pour rallier le Guatemala au Panama je lui avais proposé l’idée de faire la transpacifique tout seul et de me retrouver en Polynésie par la voie aérienne. Dans l’idée, je me sentais largement capable de le faire. Qu’en aurait-il été réellement ? Il est évidement que la navigation en solitaire implique des risques supplémentaires d’abordage. La gestion du sommeil n’est pas simple et qu’on le veuille ou non il faut dormir à un moment donné. Je ne sais pas comment j’aurai géré cet aspect mais la fatigue aurait joué sur le moral sans aucun doute. Cela demande du mental pour tenir seul si longtemps.
Je pensais pouvoir profiter de cette longue navigation pour travailler sur le lâcher prise et l’acceptation mais je n’y suis clairement pas parvenu. Malgré mes efforts dans les moments pénibles j’ai beaucoup ronchonné. Ronchonné de ne pas aller assez vite, de ne pas avoir les conditions que nous pensions avoir, de ne pas parvenir à régler le bateau comme je le souhaitais… Le plus gros défaut de ma personnalité s’est révélé dans toute sa splendeur, lorsque les choses ne se passent pas de la manière que je l’avais prévue ou imaginée. Trop focaliser sur l’atteinte de l’objectif et en oublier l’instant présent. Je pensais vraiment que la durée allait me forcer à atteindre un lâcher prise mais il n’en a jamais été ainsi. Je suis resté piégé de mon mode de pensé à l’occidentale. Emprisonné par mon sentiment de désir : Désir d’arriver, d’aller plus vite, d’atteindre la perfection dans les réglages du bateau, désir de conditions météos parfaites… Pas mal de choses sur lesquelles j’avais en définitive peu voir aucun contrôle. Cela m’a parfois fait passer à côté de l’essentiel : la route. Même si elle peut parfois sembler longue et pénible c’est pourtant là que se trouve la beauté de la vie. Après l’avoir parcourue je ne la regrette pas et en ai un souvenir merveilleux car je sens qu’elle nous a rendu plus expérimentés en étant riche d’enseignements et qu’elle nous a permis de vivre des instants de vie uniques et inoubliables. Quel dommage seulement de ne pas en saisir toute la puissance sur le moment et de trop se laisser aller à des désirs !
J’avais peur d’un autre côté qu’un réel lâché prise nous coûte beaucoup de jours supplémentaires en mer, une avarie sérieuse avec le bateau ou une blessure. J’ai l’impression que toutes les pensées relatives à la navigation : cap, vitesse, sécurité de l’humain à bord, intégrité du bateau continuellement brassées dans la tête et l’inconfort à bord ne me laissaient qu’une place très limitée à l’introspection. Je pensais au moins pouvoir me laisser aller à des rêveries, inspiré par l’immensité de l’océan. Mais non. Peut-être y serais-je un peu mieux parvenu en tant qu’équipier ?
Cela m’a souvent fait penser à tous ceux qui naviguent en solitaire et notamment à ceux qui pratiquent la course au large. Comment font-ils pour gérer autant de paramètres en plus de la pression du vainqueur au bout de la route? Il faut certainement être d’une constitution très particulière. Je reste aujourd’hui partagé entre admiration et incompréhension.
Quoi qu’il en soit je me réjouis que ma Choupâte soit parvenu à aller au-delà de ses peurs et se soit embarquée avec moi dans cette aventure. Je dois bien dire que sa force de caractère enveloppée par sa douceur me subjugue toujours. Qu’aurais-je fait sans elle ?
Quand je repense à ce qu’elle avait vécu sur cette fameuse nav Guatemala-Panama je sais que cela lui a demandé beaucoup de courage de se ré-embarquer pour quelque chose de si long et d’inconnu. Je sais qu’elle l’a fait pour elle mais aussi par amour pour moi. En être conscient me rempli de gratitude.
On peut dire que Choup est l’équipière idéale sur un bateau comme dans la vie. Égale à elle-même jour après jour, elle se laisse clairement porter en profitant de ces petits instants qui donnent sa pleine beauté au voyage : Partager sa joie au va et vient de ces petits oiseaux qui nous rendaient visite, sa sensibilité au bleu turquoise des crêtes des vagues qui déferlaient, son extase devant un arc en ciel complet juste avant l’arrivée d’un grain m’aura permis de profiter du voyage comme il se doit finalement.
S’il est un adage en navigation transposable à la vie de manière générale, c’est bien que « rien ne dure ». Tout est en constante mutation. Une joie peu malheureusement n’être qu’éphémère mais on peut au moins garder espoir dans la peine et la souffrance.
Aussi ce 26ème jour eut une fin, laissant place au 27ème avec l’établissement d’une petite brise d’ESE. Le bateau est dans le cap, équilibré et il n’y a rien à régler de plus. Nous vaquons à nos occupations toute la journée. La nuit est elle aussi si calme que l’on dort comme des bébés. On voit juste les miles qui ont défilé au matin : 114. J’ai retrouvé le sourire.
A 7h cependant l’alarme AIS vient troubler notre quiétude. Cela faisait longtemps et nous sommes presque excités de savoir qui vient croiser notre route. Il s’agit d’un cargo faisant route à 16 nœuds à plusieurs miles derrière nous. Il est sur le même cap que nous et ne tardera pas à nous dépasser. N’étant pas sur une route de rencontre nous ne prenons pas contact à la radio.
C’est lui en revanche qui tente de nous joindre. Sur un ton très cordial l’officier de radio nous demande de décliner notre nom et nous demande si tout va bien à bord. Nous nous exécutons. Il nous apprend ensuite qu’ils sont à la recherche d’un voilier perdu en mer : le YASUKOLE. Battant pavillon américain il serait parti des US et ferait route vers la Polynésie avec 2 personnes à son bord. Lorsque l’on en demande d’avantage sur une éventuelle avarie à bord aucune autre information ne semble connue de l’équipage du cargo. Nous les informons donc que tout va bien à notre bord et que nous resterons vigilants quant aux prochains voiliers que nous viendrons à croiser. Le cargo poursuit sa route et nous laisse avec une multitude de questions concernant ce fameux Yasukole : Qu’a-t-il pu arriver ? Ont-ils coulé ? Pourquoi la zone de recherche semble si loin de la route US-Polynésie ? Nous sommes déjà 5° au Sud de l’Équateur et encore à 1400 miles des Marquises : Clairement pas sur la route possible de ce navire… Nos esprits sont en ébullition. A partir de ce moment là Choup va redoubler de vigilance pour être sûre de ne louper aucun radeau de survie que nous pourrions dépasser sans nous en apercevoir. Mais à part la bonne dizaine de naufragés créés de toute pièce par son imagination nous n’aurons pas le moindre signe de quelque membre d’équipage du Yasukole jusqu’à notre destination. La réponse à cette énigme devra attendre notre arrivée pour consulter les informations et en savoir plus sur le sujet.
Les deux jours suivants sont assez calmes. Tellement que notre vitesse est médiocre. Nous ne parvenons d’ailleurs pas à prendre plus de 100 miles par 24h (96/96). Nous ressortons le code D pour faire avancer le bateau par cette légère brise pendant quelques heures. Dommage que l’état de la mer ne soit pas à l’image du vent qui souffle. Cela aurait pu nous permettre de nettoyer la coque des anatifes. Mais la houle résiduelle atteint malgré tout 1m sur une courte période et risque de faire trop bouger le bateau et de l’éloigner de moi. Ce n’est pas le moment de risquer l’homme à la mer ou une noyade sur une manœuvre hasardeuse. Nous prenons notre mal en patience.
C’est au cours de ces deux jours qu’une nouvelle routine voit le jour à bord : La séance cinéma de 16h. Jusque là un peu frileux à l’idée de regarder un film dans le bateau par peur du mal de mer, je fini par me laisser tenter et prend très vite goût à l’expérience. C’est ainsi que je mets désormais un point d’honneur chaque jour à régler le bateau du mieux possible peu avant 16h afin de nous assurer ce moment de relâche avant le repas du soir.
En ce 29ème jour cependant notre séance cinéma se voit interrompue à 17h par un bruit de moteur étrange. Nous mettons en pause notre film afin de sortir du bateau nous renseigner sur l’origine de ce brouhaha. Quelle n’est pas ma surprise de découvrir un petit hélicoptère survoler l’océan à seulement quelques miles de nous. Instantanément l’histoire de Yasukole surgit dans nos esprits et on imagine qu’il s’agit très certainement d’une reconnaissance aérienne. Notre curiosité éveillée nous l’observons avec attention tout en nous préparant à être contacté par radio pour livrer des informations que nous pourrions avoir sur la zone. Mais la radio reste muette et il semble que l’hélicoptère quadrille en permanence la même zone. Étonnant quand on pense aux réserves de carburants qu’il peut avoir. Nous sommes encore à 1000 miles de la terre la plus proche et on se demande d’ailleurs comment un si petit hélicoptère peut avoir une autonomie suffisante ne serait-ce que pour faire l’aller retour. C’est pendant 1 heure durant que nous le voyons faire des va-et-vient devant nous. Plus nous y réfléchissons moins la thèse de la recherche du voilier nous parait plausible. Serait-ce possible qu’il s’agisse d’une reconnaissance aérienne pour la pêche ? Cela nous semble invraisemblable dans cette zone. Finalement un peu avant la tombée de la nuit nous apercevons un bateau au loin qui ressemble dans un premier temps à un voilier. Le Yasukole ? Mais en s’en approchant au fur et à mesure le navire apparait bien plus gros qu’un voilier. Loin sur l’horizon et invisible sur l’AIS l’option du bateau de pêche est la plus probante. Il y a fort à parier qu’il soit doté d’une plate forme pour accueillir un hélicoptère et qu’une partie de pêche pour le moins déséquilibrée en défaveur des poissons soit en train d’avoir lieu à quelques miles de nous. La tombée de la nuit enveloppant la scène dans l’obscurité, nous ne connaitrons jamais le fin mot de l’histoire.
Après avoir respectueusement parcouru 118 miles puis 103 miles, 2 jours plus tard nous atteignons les ¾ de notre voyage. Nous sommes à J31 et célébrons un mois passé en mer. Cela nous donne le sentiment de franchir une étape. Plus que 1000 miles et les pronostiques de notre jour d’arrivée vont bon train : Combien de jours à 4 nœuds de moyenne ? Et à 4.5 ? Soyons optimistes et imaginons que le courant aide davantage et permette de faire du 5 nœuds de moyenne. Combien, quand ? L’impatience d’arriver commence à se faire sentir.
A cette distance ½ nœud de moyenne supplémentaire nous fait gagner un jour. Ça motive à essayer de prendre les bonnes décisions de cap et de réglages du bateau ! En recoupant les infos météo de Paul, Bruno et des parents on décide de piquer autant que possible vers le Sud pour bénéficier du courant transéquatorial qui semble s’être décalé plus bas par rapport à nos prévisions prises à Panama un mois auparavant. Il n’est pas toujours évident de bien se comprendre et d’interpréter convenablement les informations que l’on échange en quelques lignes avec le Garmin. On rêverait d’avoir un vrai bulletin météo des courants pour être sûrs de prendre la meilleure décision. Mais il faut faire avec ce que l’on a. C’est déjà pas mal comparé aux moyens des anciens navigateurs ! Allez, décision prise, on file vers le 8°S autant que les conditions le permettent.
Après 31 jours nous faisons un petit inventaire des provisions de frais qu’il nous reste : 1 pastèque se révélant pourrie à l’ouverture ; 20 œufs de qualité douteuse mais, point essentiel, qui peuvent encore servir dans les gâteaux ; à notre plus grande surprise 2 tomates encore en parfait état ; 3 patates que nous conserverons pour la « purée de célébration des 500 derniers miles » dans quelques jours ; 1 noix de coco. Il est donc temps de commencer à déguster nos succulents fruits en conserves et compotes de fruit. Les îles Marquises et leurs délicieux fruits frais nous font déjà saliver.
Jusque là je n’avais encore jamais trop eu la sensation d’être seuls au milieu de l’océan ni la notion des distances. Même à plusieurs centaines de miles des terres mon esprit imaginait toujours une sorte de côte pas si loin juste derrière l’horizon. Mais à force de voir notre position sur la carte et de ne croiser personne sur plusieurs jours régulièrement je commence à prendre conscience de notre éloignement. Avec cette sensation la question d’une avarie à bord se pose : Que ferions-nous si nous démâtions, ou si le safran rompait ? Certes nos vies ne seraient pas menacées car des secours seraient toujours envisageables mais qu’adviendrait-il de Thera ? Nous serions contraints de l’abandonner aux caprices de l’océan. Quelle horreur ! Depuis le début nous ménageons énormément le bateau pour éviter la casse, quitte à réduire les voiles de manière presque ridicule parfois. Mais il me semble que sur de telles distances la question ne se pose même pas. Il faut se prépare au pire tout en espérant le meilleur.
Les 5 jours qui suivent achèvent de nous faire encore espérer que les conditions s’établiront avant notre arrivée. Nous sommes régulièrement pris dans des grains de passages nous forçant à manœuvrer. On tangone, on détangone ; on prend des ris, on les libère ; on dort plus ou moins bien selon les nuits. La mer est toujours mal formée et l’inconfort à bord est presque constant mais nous y sommes tout de même plus ou moins accoutumés. On répare les petites choses qui ne peuvent pas attendre d’arriver : Un coup c’est de la couture avec la bande anti UV du génois qui commence à se faire la malle, un autre jour le point d’écoute sur la bôme qui menace de péter, la bosse d’enrouleur qui s’est effilochée et qu’il faut remplacer… Toutes ces preuves régulières que le bateau vit lui aussi sa traversée et qu’il demande une perpétuelle attention.
La routine est omniprésente et les journées sont rythmées par les repas, les manœuvres, les nuits, les moments de détente et la séance ciné de 16h. On a l’impression que l’on pourrait vivre cette vie éternellement tellement les choses sont rodées à bord. Aussi l’idée de mettre 40 jours au lieu de 36 ou 37 est assez bien acceptée finalement. Tant que le bateau avance… 118 miles, puis 103, 114, 111, 116. Un nouveau changement d’heure nous confirme notre progression vers l’Ouest. Tout va bien.
Nous vivons notre pire journée le 37ème jour, à 500 miles de notre destination. C’est une succession de grains qui nous obligent à manœuvrer presque sans interruption toute la journée. On parvient tout de même à réaliser notre « gâteau au chocolat et notre purée de patate de célébration des 500 miles » mais les conditions difficiles nous laissent un goût amer en ce jour de fête. On tente la séance ciné à 16h mais elle est bien vite interrompue à cause du temps qui se couvre.
La nuit est encore pire avec des grains constants amenant 35 nœuds de vent et beaucoup de pluie. Je suis obligé de barrer une bonne partie de la nuit dans mes vielles tenues de pluie absolument pas étanches. Un régal.
Les conditions se détendent un peu vers 9h du matin. Avec juste 2h30 de sommeil je profite d’un peu de répits pour recharger les batteries quelques heures. Vivement qu’on arrive ! Aller courage, c’est encore 108 miles de moins à faire.
Le jour suivant les conditions sont toujours très changeantes avec du vent variant entre 15 et 25 nœuds mais moins de pluie. L’alizé semble se rétablir en fin de journée à 20 nœuds. Une prise de météo pour les jours à venir nous inquiète un peu. L’alizé semble s’établir à 25 nœuds avec rafales à 30 et de la pluie. Il nous reste 2 jours de nav. Avec un peu de chance nous serons à l’abri des îles Marquises avant que ces mauvaises conditions ne nous tombent dessus !! On avance encore de 107 miles.
J39. Supère journée. Temps clair. Les affaires sèchent un peu. La houle est un peu chaotique mais on fait bonne route et on en profite pour prendre au Sud autant que possible pour anticiper notre arrivée au cas où le vent soit plus fort et qu’abattre nous permette une navigation plus confortable vers l’arrivée.
La nuit le vent monte à 25 nœuds et la mer se creuse avec des creux de 3 mètres. Heureusement c’est soir de pleine lune pour la seconde fois dans cette traversée et on voit presque comme en plein jour. Malgré la houle le régulateur d’allure assure à fond. Le bateau est équilibré et on fait presque 5 nœuds de moyenne (115 miles en 24h) malgré 3 ris dans la grand voile et le génois aussi grand qu’un tourmentin. On dort peu à cause de l’inconfort mais surtout à cause de l’excitation de l’arrivée qui commence à se faire ressentir !
Notre 40ème jour nous apporte la plus belle journée de tout le voyage. Pas un nuage dans le ciel. Alizé établi à 20 nœuds. Bon cap, bonne allure. On est comme des fous à penser que nous jetterons l’ancre dans une baie protégée de Nuku hiva demain ! Si tout va bien nous devrions même arriver avant la tombée de la nuit. Tout simplement royal. On prend plaisir à barrer pour améliorer le cap et la vitesse dans ces si bonnes conditions.
La nuit est un peu moins agréable. Il n’y a pas de coup de vent pénible mais la pluie est de retour et Choup se fait rincer pendant tout le long de son quart.
A 7h du matin elle vient me réveiller : Les côtes de Ua-Huka, la première île des Marquises se dessinent derrière une chape nuageuse ! On arrive !!
Notre dernière journée consiste à atteindre l’île de Nuku Hiva à une trentaine de miles à l’Ouest de Ua-Huka. Malheureusement la journée est grise mais le passage le long de la côte Nord de Ua-Huka nous laisse apercevoir un relief accidenté, sauvage et magnifique. Cela nous donne tellement hâte d’arriver !
Les grains avec 30 nœuds de vent sont de retour et cela nous force à nous concentrer sur la navigation plutôt que de nous laisser aller à des rêveries. C’est la dernière ligne droite mais il faut rester concentrer à l’approche de ces côtes dangereuses avec lesquelles nous n’avons plus l’habitude de flirter.
La remontée du cap Tikapo qui marque le point Sud Est de Nuku Hiva nous paraît prendre une éternité. Nous progressons lentement mais la vue de l’île nous enchante. C’est à se demander si des êtres humain peuplent ce territoire tellement cette côte paraît sauvage. On distingue cependant quelques lointaines petites habitations au fond de la baie du contrôleur après avoir finalement paré le cap Tikapo.
Une heure et demie plus tard nous sommes enfin devant la baie de Taiohae.
Je mets un coup de barre pour virer sur tribord et nous engager dans cette profonde baie. En quelques instants la mer s’aplatit et on peut observer la houle venir se briser sur les reliefs de la sentinelle de l’Est. Ça y est, nous y sommes. Le calme du refuge tant attendu. Il nous faut bien 20 minutes pour remonter la baie et arriver sur la zone du mouillage. De nombreux bateaux sont présents. On aimerait leur annoncer notre arrivée imminente après 40 jours de mer pour partager notre joie mais le tour du propriétaire se fait dans le calme. L’arrivée diurne nous permet de choisir soigneusement l’endroit où nous allons jeter l’ancre : Un peu au loin des habitués du coin, là où le vent semble souffler dans le sens de la petite houle résiduelle, par 8m de fond. La manœuvre est vite accomplie. Ça y est, le bateau est arrêté, nous sommes arrivés ! Nous nous empressons de ranger un peu le bateau pour nous mettre à notre aise et sortons la bouteille de mousseux mise au frais la veille en prévision de l’évènement. On l’a fait !
Et le fameux Yasukole dans tout ça ? Toujours un peu curieux et inquiets à propos de l’équipage de ce voilier, quelques recherches sur Internet nous apprennent le dénouement de l’histoire: Il s’agissait d’un ketch de 45 pieds parti de La Paz au Mexique le 14 Avril avec à son bord un père et son fils de 12 ans. Ils devaient en effet rallier la Polynésie Française mais les conditions météorologique les en ont empêchées. Ils ont donc dû poursuivre et se détourner vers les îles Samoa à 1200 miles à l’Ouest de Tahiti. Malheureusement l’équipement satellitaire embarqué pour donner des nouvelles à la famille (SPOT) ne fonctionne pas dans une grande partie du Pacifique. Sans nouvelle de leur part un mois après leur départ, la famille s’est inquiété et à lancé l’alerte pour les rechercher. C’est ainsi que l’avis de recherche s’est étendu sur une zone très vaste du pacifique. Le navire ne sera pas retrouvé avant son arrivée dans les Samoa mais les efforts de recherche ont permis de retrouver par hasard Aaron Carotta, un aventurier qui s’était lancé dans le tour du monde à la rame et qui était à la dérive dans son canot de survie sans mode de communication après avoir dû abandonner sa chaloupe de haute mer gravement endommagée. Un miracle pour le malheureux et encore un bel exemple de ne jamais désespérer même dans les pires situations.