Les derniers préparatifs :
Après ces 8 mois passés dans les San Blas, nous avons décidé de nous offrir 1 mois en France. Cela nous a permis de profiter de nos familles et amis respectifs ainsi que de savourer les bons petits plats nationaux qui nous avaient tant manqués. A nous comté, fondue bourguignonne, raclette, mille-feuilles, croissants et pains au chocolat. A nous les câlins quotidiens de Sevan et Lya, à nous la peau douce et les regards emplis de curiosité de Mahaut. A nous les randonnées dans les Hautes Alpes et à moi les pistes de danse Lyonnaises !!
Bien que nous ayons le dos en vrac tous les deux, la parenthèse Française nous a fait du bien et repartons le 30 avril en direction de Thera, laissée depuis 1 mois à Panamarina.
A notre arrivée à Panama City, nous en profitons pour mettre des annonces sur les réseaux sociaux afin de trouver le 3 handliners nécessaires pour le passage du canal de Panama, le 9 mai prochain. Nous rencontrons fortuitement notre 1ère handliner autour d'un petit-déjeuner sommaire dans notre hôtel dès lendemain de notre arrivée. Amanda est une Américaine de 40 ans qui travaille à distance et voyage seule à l’année. Après quelques minutes d’échange elle semble emballée par le projet et nous révèle en avoir même rêvé sans avoir eu le temps de pouvoir l'organiser. Elle est sensible aux opportunités que l’univers lui envoie et s'empresse donc de contacter son employeur pour obtenir 2 jours de disponibilité les 9 et 10 mai. Elle reviendra vers nous 2h plus tard avec la confirmation de sa présence pour cette aventure à venir.
En parallèle de cela, les notifications sur nos portables nous informent que 2 autres personnes seraient intéressées.
Après quelques échanges téléphoniques, nous terminons de compléter notre équipe d'aventuriers avec Jimmy et Sabrina. Lui est un Néo-Zélandais de 70 ans qui souhaitait déjà effectuer le passage du canal il y a 20 ans mais avait malheureusement loupé le bus pour rejoindre l’équipage à temps. Il est donc emballé à l’idée d'avoir une 2ème chance. Sabrina, quant à elle, est une Allemande de 25 ans enjouée et rigolote qui est déjà sur un bateau à Panama City, en attente pour s’élancer dans le Pacifique. Elle regrettait de ne pas avoir pu vivre la traversée du canal et est donc ravie lorsqu’on lui confirme sa participation à l'aventure.
Nous convions tout ce petit monde à nous rejoindre le 8 mai au soir à bord de Thera, au mouillage de Shelter bay.
Au cours de la semaine qui précède ces retrouvailles, nous rejoignons Panamarina où nous nous activons pour réaliser les derniers préparatifs et petits ajustements avant le grand départ. Ma machine à coudre reprend du service pour réaliser la réparation du lazy bag (la housse de protection de la grand voile) et améliorer le système d'attache du bimini au roof. De son côté Nico effectue la maintenance du moteur hors bord, répare les fuites de l'annexe et effectue la partie électrique de notre future douche extérieure. Nous réinstallons également la grand voile ainsi que le Génois dont une petite partie de la bande UV vient d’être fraîchement recousue. Nous organisons également un rdv avec Stanley pour récupérer de plus grosses lignes et de gros pare-battages obligatoires pour la traversée du canal.
Quelques infos sur le canal
- Fonctionnement du canal :
Le canal de Panama est un canal maritime à écluses de 82 km de long reliant l’océan Atlantique et l’océan Pacifique.
C’est un passage stratégique pour le commerce international puisque depuis 1914 il permet aux navires de s’affranchir du long détour par le Cap Horn pour relier les deux océans. Chaque année, il est emprunté par plus de 14 000 navires (entre 35 et 40 par jour) transportant plus de 203 millions de tonnes de cargaison.
Pour effectuer cette traversée entre les deux océans, les bateaux doivent naviguer sur le lac Gatún formé par un barrage sur le río Chagres et alimenté également par les eaux du lac Alajuela. Situé à environ 26 m au dessus du niveau de la mer, le lac Gatún a imposé la construction de 3 écluses : l’écluse « Gatún » (composé de 3 chambres), côté Atlantique et les écluses de « Pedro Miguel » (1 chambre) et de « Miraflores » (composé de 2 chambres), côté Pacifique. Ce dispositif permet, dans un premier temps, aux bateaux de s’élever au niveau du lac, puis de redescendre de l’autre côté, au niveau de la mer.
Seuls les pilotes du canal de Panama sont autorisés à guider un bateau à travers le canal. Chaque bateau qui le traverse est donc obligé de recevoir à son bord un pilote du canal pour l’intégralité de la journée. C’est lui qui contactera par radio les équipes au sol de chaque chambre des différentes écluses pour planifier le passage des différents bateaux.
En architecture navale la taille du canal de Panama (largeur, profondeur et longueur des chambres) est un facteur déterminent pour la construction des navires cargo : nombreux sont ceux qui sont conçus à la limite de cette taille et sont d’ailleurs appelés les « Panamax ».
Des travaux d'élargissement du canal ont été lancés en septembre 2007 pour permettre le passage de navires de plus gros tonnage, transportant jusqu'à 12 000 conteneurs, soit plus du double de la charge auparavant autorisée. Après un chantier de 9 ans de 5 milliards d’euros, le premier navire « Neopanamax » a passé les nouvelles écluses le 26 juin 2016.
Mais à l'heure de la mise en service, des voix s'élèvent pour critiquer la taille des écluses, trop étroites pour recevoir les « méga porte-conteneurs » de la dernière génération. À ce jour, une vingtaine de navires transportant plus de 18?000 containers sont déjà en flotte. Une cinquantaine est en commande. Et l'on annonce l'arrivée, l'année prochaine, de géants de qui pourront transporter 21?000 conteneurs !
Le coût du canal varie en fonction de la taille du bateau et de sa capacité de transport en termes de conteneurs. Les Neopanamax pleins, peuvent payer jusqu’à 1,2 millions de Dollars par passage. De notre côté, nous avons dû débourser 2000 $ + 1000 $ de caution (en cas de dégât occasionné dans le canal ou si le repas du pilote n’est pas décent, c'est-à-dire chaud et servit avec de l’eau en bouteilles fermées…)
- Un peu d’histoire :
Avec ses enjeux à la fois politique et économiques, la construction du canal a été convoitée par les grandes puissances mondiales. Les Français ont été les premiers à entamer la percée du canal en 1881 sous la direction de Ferdinand de Lesseps. Cependant à cause d’un grand nombre de décès (environ 20 000 personnes) dus principalement à la fièvre jaune et à la malaria, ainsi qu’à des difficultés financières, les Français abandonnèrent le projet en 1889. En 1904, les États-Unis reprirent la construction sur les bases du tracé français pour le terminer en 1914.
Alors que le Panama appartenait encore à la Colombie, les États-Unis ont entamé des négociations avec le gouvernement Colombien pour obtenir le droit de construire un canal. Comme ils firent choux blanc, les Américains ont encouragé le peuple Panaméen à se révolter et à réclamer leur indépendance de la Colombie. Le 3 Novembre 1903 l’indépendance est proclamée et les États-Unis offrent une protection sur place contre d’éventuelles représailles de la Colombie (« Oh comme ils sont gentils ! »). Suite à l’indépendance du Panama, les États-Unis se virent accorder le contrôle du canal de Panama à perpétuité (et donc de ses revenus) via le traité de Hay-Bunau-Varilla.
Remis en cause à plusieurs reprises, ce traité est annulé en 1977 avec la signature des traités Torrijos-Carter, par lesquels la république du Panamá deviendra, le 31 décembre 1999, propriétaire et gestionnaire du canal.
- Canal et réchauffement climatique :
L’autorité du canal de Panamá (ACP) a dû limiter en avril 2023 puis juin 2023 l’accès à la voie interocéanique. Alajuela et Gatún sont les deux lacs artificiels qui fournissent au canal l’eau nécessaire au fonctionnement des écluses ainsi que de l’eau douce à plus de la moitié des 4,3 millions d’habitants du Panamá. Pour information, à chaque passage de navire, ce sont environ 200 millions de litres d’eau douce qui sont déversés dans la mer.
Ces dernières années, leur niveau a drastiquement baissé en raison de la sécheresse qui frappe le bassin hydrographique de la région. Le phénomène climatique « El Niño », particulièrement fort cette année, entraînera probablement une baisse de la pluviométrie qui ne devrait pas arranger la donne. Déjà, en 2019, le canal ne disposait plus que de 3 milliards de mètres cubes d’eau douce alors qu’il lui en faut un peu plus de 5,2 milliards pour fonctionner. Cette année, la sécheresse n’a fait qu’aggraver ce déficit. En conséquence, la profondeur des porte-conteneurs Neopanamax est limitée à 13,3 mètres - contre 13,4 auparavant. Pour cela, les navires doivent soit transporter moins de marchandises, soit peser eux-mêmes moins lourds pour flotter plus haut.
Le secteur des services, incluant le canal de Panama, contribue pour 80 % à son produit intérieur brut. Le réchauffement climatique représentera donc dans les années à venir un enjeu de taille dans l’économie de l’Isthme Panaméen.
Le grand départ :
Le 7 Mai 2023 au matin, Thera est fin prête et nous parcourons avec facilité les 30 Miles qui nous séparent de la ville de Colón. A notre plus grand soulagement, Nico n’a pas souffert du mal de mer. Nous croisons les doigts pour qu'il en soit de même lorsque nous serons dans le grand bain.
Le lendemain matin nous récupérons comme prévu les pare-battages et les lignes auprès de Stanley, un grand Gaillard sympathique et digne de confiance que nous recommandons aux plaisanciers qui s’apprêtent à passer le canal de Panama.
Vers 17h Amanda est la première à arriver, suivie de prêt par Jimmy. Nous nous inquiétons un peu de la fiabilité de Sabrina que nous savons décidée à venir en Stop depuis Panama. L’importance de chaque détail pour la bonne réalisation de ce processus est telle qu’une certaine tension interne commence à se fait sentir.
« Comment faire si elle ne vient pas ? », « personne d'autre ne nous a contactés, qui trouver d’autre de disponible dans un délai aussi court ?"… Nous tentons de l'appeler pour calmer notre inquiétude grandissante mais elle ne répond pas tout de suite. Cependant, au bout de quelques temps elle finira tout de même par répondre et par nous rassurer : elle est en route et arrivera vers 18h30. Ouf !
Une fois tout le monde à bord, Nico organise une mini formation pour leur expliquer comment effectuer les classiques nœuds de chaise, de cabestan et double clé, ainsi que la procédure pour frapper un bout aux taquets. Après avoir échangé un peu autour d'un repas à la bonne franquette chacun prend sa place pour aller dormir car demain : levés à 3h30 du matin ! Ça va piquer. La nuit est assez mauvaise pour tout le monde car le mouillage est assez rouleur et les équipiers doivent s'habituer aux nouveaux bruits du bateau. Le capitaine et son petit mousse, quant à eux ont l'esprit trop agité pour trouver le sommeil. C’est ainsi qu’avec une nuit de 2/3h de sommeil seulement dans les pattes, nous entendons le réveil de 03h30 sonner. Après un bref petit-déjeuner, nous suivons la procédure indiquée et contactons le pilote du canal à la radio pour lui confirmer notre présence pour la traverse du canal.
Supposé arriver à 4h30, celui-ci débarque 5 minutes après notre appel radio, nous mettant tous un peu sous stress pour procéder aux derniers rangements et préparatifs du bateau. Nous découvrons un homme autoritaire et peu aimable qui nous somme de nous dépêcher car nous devons retrouver un catamaran pour passer en binôme la première écluse (alors que nous sommes en avance…). C’est donc les nerfs en pelote que nous levons l’ancre dans la nuit noire.
Après quelques minutes de navigation, nous voilà déjà sous le pont de l’Atlantique encore éclairé. Les appareils photos des filles mitraillent sous le regard encore et toujours crispé de notre aimable pilote.
Nous rejoignons "l’Even Star" en attente juste avant l’écluse « Gatún », environ une heure plus tard. A son bord, un couple de Néo-zélandais et leur fils préposé à la vidéo ainsi que deux équipiers Français bien sympas. Nous nous mettons à couple avec le catamaran et échangeons quelques formules politesses. Comme les minutes passent et que nous ne recevons toujours pas le feu vert pour partir nous demandons à notre aimable pilote ce qui se passe. Visiblement l’un des capitaines du « Cool Explorer », l’énorme cargo situé devant nous et avec lequel nous allons passer dans la première écluse, est en retard. Nous attendrons environ 1 heure le bienheureux avant de recevoir enfin le feu vert des autorités pour nous avancer dans la première chambre. Thera, à couple avec l’ "Even Star" s’avance donc enfin doucement en direction de la première écluse « Gatún ».
A terre, 2 agents du canal nous accompagnent de chaque côté de l’écluse. Ils attendent que l’on soit suffisamment près pour nous envoyer une fine cordelette à l’aide d’une touline (une petite balle au bout d’une longue corde) afin de récupérer nos amarres. Tels des cow-boys avec leur lasso, Ils font tournoyer le bout dans les airs afin de pouvoir envoyer l’extrémité avec la touline à bord de Thera. Bien qu’expérimentés, il leur faudra néanmoins parfois faire plusieurs tentatives avant de viser juste. Jimmy est à la réception à l’arrière et moi à l’avant. La concentration est maximale et le focus difficile à faire une fois la balle tournoyant dans les airs, mais nous parvenons tous deux à l’attraper. Une fois en mains, nous suivons les recommandations et l’attachons en faisant un nœud de chaise autour de nos amarres.
Dès que ce dispositif est en place, les agents du canal n’ont plus qu’à tirer progressivement sur leurs fines lignes tout en marchant en direction de l’imposant cargo qui nous précède. La proximité avec ce monstre des mers nous donne l’impression d’être microscopiques. Une fois nos amarres en mains, ils n’ont plus qu’à les attacher aux bites d’amarrage afin de nous maintenir en position.
Au bout d’un court instant les lourdes portes de 662 tonnes, 25 mètres de haut et 2.1 mètres d’épaisseur qui se situent derrière nous, commencent à se refermer progressivement. Il faut compter environ 8 minutes pour qu’une chambre recueille les 101 0000 mètres cubes d’eau douce nécessaires à son remplissage.
Lorsque seule une petite fente de lumière nous permet de pouvoir encore entrevoir l’océan Atlantique, nous prenons pleinement conscience que notre chapitre Caribéen est en train de se clôturer. Tel un écrivain qui prendrait son stylo pour entamer la première page de son livre, un léger vertige teinté de doutes et d’excitation s’empare de moi. Il n’est pas si fréquent dans une vie de prendre conscience aussi intensément d’être en suspension entre le passé et le futur. De prendre conscience que ce qui est connu et sûr est à présent derrière soi, et que tout ce qui est à venir est incertain et reste à écrire, à inventer et à provoque. Je surfe sur cette idée l’espace d’un instant en me sentant remplie de gratitude pour ce que nous sommes en train de vivre et pour tous les possibles que cela nous offre. Connectée à ces sensations, je sens des larmes de joie commencer à vouloir poindre… mais les bavardages des gens sur le bateau parviennent à mes oreilles et ma volonté de réaliser les manœuvres de lignes convenablement me sort de mes rêveries, stoppant de facto mon émotion naissante.
Le remplissage de la première chambre nous aura fait monter de 8-9 mètres de dénivelé. Pour passer à la seconde chambre, les portes situé à l’avant du bateau s’ouvrent. Le niveau de l’eau étant au même niveau que la chambre précédente, les agents du canal n’ont qu’à reprendre nos amarres en mains pour nous faire avancer de nouveau. Une fois amarrés nous réitérons la même procédure que pour la première chambre afin de gagner encore un peu plus en altitude (8-9 mètres à chaque fois). Idem pour la troisième chambre qui s’ouvre ; quant à elle, sur le fameux Lac Gatún, 26 mètres plus haut que notre point de départ.
Ici, nous nous détachons du catamaran et cheminerons pendant 5 heures en solo pour traverser le lac Gatún. La présence des Panamax et Neopanamax requière une attention constante pour effectuer la traversée en toute sécurité. Nous avons ordre de rester proches des balises situées sur notre tribord afin de leur laisser la place pour croiser. Nous avons eu vent seulement une semaine avant notre passage, qu’un catamaran (le prédestiné « Atlantide ») s’est échoué juste après la dernière écluse de Miraflores, à cause d’un pilote du canal qui leur avait donné l’ordre de sortir légèrement du canal pour laisser passer un cargo. Aussi, sommes-nous tendus et en permanence tiraillés entre le fait de respecter ses ordres et de suivre notre bon sens.
La traversée du lac se passe bien et nous en profitons pour nous octroyer une petite pause repas. J’avais préparé une ratatouille avec du riz et une omelette et Nico un banana bread. Le pilote ayant eu un œuf au petit déjeuner réclame autre chose. Je lui fais donc réchauffer une boite de thon (pas dingo mais c’est tout ce que j’ai). Visiblement, peu coutumier des usages de politesse, celui-ci prendra son assiette sans même me regarder ou me remercier pour finalement en laisser les ¾. Certes, la ratatouille a quelques différences avec le graillon dont il doit être coutumier mais je dois bien admettre qu’il m’a mis les boules le bougre ! Si j’avais su, j’aurais fait des sandwiches pour tout le monde… mais interdit si tu veux revoir ta caution… grrr. (Le souvenir est encore vivace, on dirait).
Bref, nous poursuivons notre route et l’on nous indique que nous ne passerons pas avec le catamaran précédent lors des prochaines écluses, car nous sommes plus lents que lui. Nous stressons un peu pour notre caution parce que nous savons qu’il nous est demandé de faire 6 nœuds de moyenne et nous ne faisons que du 5.5 nœuds…Nico fait marner le moteur comme il peut toute la journée. Nous passons par la coupe Gaillard et peu avant le pont Centenaire notre pilote nous demande de ralentir car il vient de savoir que nous allons finalement passer avec l’ « Atacama Queen », un cargo qui se trouve à 1 heure en amont de notre position actuelle. Même si cela signifie que nous arriverons un peu plus tard, nous sommes tous les deux contents de pouvoir baisser un peu le régime moteur afin de lui offrir à lui aussi une petite pause méridienne.
Nous continuons ainsi à avancer à bas régime pour arriver à l’entrée de l’écluse « Pedro Miguel » aux alentours de 14h. Nous recevons la consigne de faire demi-tour pour maintenir notre position afin d’attendre le cargo et de mettre juste ce qu’il faut de moteur pour contrer le courant. Nous attendons ainsi une dizaine de minutes. Une fois le cargo en vue, on nous demande de nous placer sur le quai de bâbord pour attendre qu’il arrive vraiment. Les agents du canal au sol nous demandent de leur lancer nos amarres mais nous recevons environ 15 nœuds de vent qui nous positionne en crabe à l’intérieur du couloir. De plus, le poids de ces énormes lignes est trop important pour que je parvienne à leur lancer à une telle distance. J’essaye une fois, deux fois, trois fois, mais je n’y arrive pas. Jimmy viendra à la rescousse et finira par envoyer cette fichue amarre à destination. Amanda, à l’arrière fait aussi plusieurs tentatives et finit par y arriver.
Après quelques minutes, on nous détache et nous tentons de nous maintenir au milieu du couloir qui conduit à la chambre N°1 afin d’entamer la première étape de notre descente au niveau de l’océan Pacifique. Nous répétons la procédure du matin avec les toulines avec laquelle nous sommes un peu plus familiers à présent. Les agents au sol sont un peu moins précis que ceux du matin. Ils semblent plus intéressés par la présence de l’équipage féminin que par la pratique de la touline. Pas mal de ratés d’envois et de réception donc sur cette chambre-là. La fatigue commence à se faire sentir pour tout le monde et les ordres donnés en 3 langues différentes par 10 personnes à la fois commencent à faire monter un peu le ton à bord (Les agents du canal en espagnol, le pilote en Anglais, Nico en Anglais et Français mais en étant aphone par-dessus le moteur qui ronfle et Jimmy qui commence à s’y mettre, que du bonheur). Une fois cette première chambre passée, Nico fera un rapide débriefing et nous conviendrons qu’il sera désormais le seul à donner des ordres (avec le pilote aussi bien évidemment, pas le choix).
Une fois amarrés, cette fois-ci en première place derrière le portail avant, nous regardons cet autre géant des mers se faire guider par les locomotives électriques appelées "mulas" en espagnol (c'est-à-dire mules). Les mules ne servent pas à faire avancer les navires, mais uniquement à les guider latéralement pour les garder bien centrés. La marge de manœuvre est de l'ordre de 60 cm de chaque côté, ce qui demande un grand savoir-faire de la part des conducteurs. A mesure que l’ « Atacama Queen » se rapproche, nous ne pouvons qu’espérer que le système de freinage soit bien efficient, faute de quoi, nous nous retrouverions aplatis comme des crêpes sur les portes avant de la chambre. Ouf, visiblement tout fonctionne, nous fêterons donc sans regret la Chandeleur une autre fois !
La porte arrière se referme et nous voyons, cette fois-ci le niveau de l’eau s’abaisser au fil des secondes. Notre rôle (handliners) est de libérer progressivement de la ligne afin de ne pas se retrouver à pendouiller le long des parois de la chambre une fois l’eau évacuée. Cette image peu réjouissante suffira à l’ensemble de l’équipage pour garder une concentration sans faille jusqu’à la dernière écluse.
Après quelques minutes nous arrivons enfin à la dernière étape du parcours, la fameuse écluse de « Miraflores » que nous avions déjà vue depuis la terre lors nos divers passages à Panama City et que j’avais visitée seule lors de mon voyage en Amérique latine de 2018. En ce temps-là, j’avais moi aussi fait partie des badauds attroupés au 1er étage du musée du canal, ébahie par la taille des cargos et paquebots immenses passant à quelques mètres seulement de moi. Aujourd’hui à bord de Thera, j’entends les microphones du musée expliquer le fonctionnement du canal dire « vous voyez ce petit bateau est en train de descendre dans la chambre N°1…. ». A la proue, Sabrina et moi, goutons à la joie de notre éphémère notoriété en saluant notre public à l’instar de la Reine d’Angleterre. Nous rions beaucoup. Cela restera pour moi un moment exquis de cette traversée (même si cela nous aura valu un rappel à l’ordre de notre aimable pilote ! « Le canal c’est sérieux, on ne rit pas ! »). Nous voyons progressivement notre tout nouveau public disparaitre à mesure que l’eau de la première chambre s’évacue et nous rapproche du niveau la mer. Encore une chambre et ce sera la fin de ce long parcours.
Les portes s’ouvrent, on nous avance jusqu’à la dernière chambre et enfin, nous apercevons les premiers motifs et couleurs de l’avenir qui s’offre à nous. Par une toute petite fente pour commencer, puis la première image de notre livre est enfin en mouvement devant nos yeux écarquillés. La pression de cette longue journée, le manque de sommeil et la joie de l’atteinte d’un objectif longuement visé, auront raison de mon cher Capitaine qui se laisse aller à quelques larmes de joie. Tout l’équipage crie de joie et nous les félicitons pour leur implication tout au long de la journée.
Nous parcourons encore quelques miles tous ensemble, et vers 17h30 (soit 13h30 après notre départ), nous passons sous le célèbre pont des Amériques et irons successivement déposer notre pilote « adoré » au lieu prévu à cet effet puis, le reste de notre équipe, une fois arrivés au mouillage de Panama City. Nous réitérons notre gratitude envers eux et promettons de nous retrouver autour d’un verre dans la semaine pour nous remémorer cette journée riche en émotions.
Une fois le bateau en ordre, nous nous posons enfin tous les deux pour savourer l’atteinte de cette nouvelle étape importante de nos vies. Nous savons qu’il n’y aura pas de retour possible en bateau (car trop cher) et que la prochaine grande aventure sera celle de la traversée du Pacifique tous les deux. Je suis tellement heureuse ! Pour moi, bien évidemment car j’ai toujours rêvé de vivre des aventures et de voyager autour du monde, mais pour Nico surtout, parce que je sais que c’est un rêve auquel il tient depuis si longtemps et qu’il a dû tant de fois reporter à cause des aléas de la vie… Je me réjouis donc doublement ce soir là : pour moi et par procuration, en voyant mon amoureux s’accomplir devant mes yeux. Je suis heureuse aussi que tout se soit bien passé et j’ai une pensé pour l’équipage de « l’Atlantide » qui n’a pas eu la même chance il y a quelques semaines.
Merci la vie !