Eiao est la petite dernière des marquises au Nord-Ouest de l’archipel.
Surnommée l’île rouge de part les coulées volcaniques de basalte qui l’ont façonnées, les sols d’Eiao sont de composition argileuse ferralitique rougeâtre. On remarque au premier coup d’œil son caractère atypique. En effet, de part sa petite taille et sa topographie plane en permanence battue par le vent, l’île ne parvient pas à accrocher les nuages et les précipitations y sont moins importantes que dans ses voisines des Marquises. La faune herbivore domestique importée par le colon John Hart en 1876 a contribuée également à rendre la vie dure à la végétation, conférant ainsi un aspect très désertique à la majorité du territoire.
Totalement inhabitée, elle possède néanmoins un passé très intriguant qui nous pousse d’avantage à lui donner le qualificatif de « Mystérieuse » plutôt que de « Rouge ».
Eiao : Un mot magique à prononcer devant les Marquisiens pour voir des yeux s’illuminer à l’idée d’aller y pêcher du poisson en abondance et chasser le mouton. C’est en effet grâce à John Hart que cet herbivore sauvage y est encore présent. C’est d’ailleurs la seule île des Marquises sur laquelle on peut en trouver.
Accessible uniquement en bateau à 60 miles nautiques de Nuku Hiva les opportunités pour s’y rendre ne sont pas courantes et les Marquisiens sont très enthousiastes et demandeurs de se joindre à l’équipage afin d’aller passer quelques jours pour chasser sur l’île qu’ils surnomment « Le garde-manger » des Marquises.
C’est ainsi que nous décidâmes avec plaisir de partir à la découverte de la sauvage Eiao en compagnie de notre copain Roger.
Roger a vécu toute son enfance entre les baies d’Anaho et d’Haatuatua. Il vit aujourd’hui avec sa compagne Valérie, une Française expatriée ici depuis plus de 20 ans; Leur fils quant à lui, vit sur Tahiti.
Ils sont tous deux installés à Anaho et occupent leurs journées à la culture du Taro principalement et à la construction de leur nouvelle maison.
Nous les avons rencontrés lors de notre premier passage à Anaho. En Marquisien généreux et accueillant qu’il est, Roger nous offre régulièrement pamplemousses et petites bananes mais nous avons également pris l’habitude de leur acheter salades, tomates et aubergines du jardin afin d’agrémenter nos repas.
J’emmène régulièrement Roger à la pêche et grâce à ses connaissances j’ai appris à reconnaitre les quelques poissons comestibles dans la baie des Marquises la plus intoxiquée par la ciguatera. Poissons chirurgiens élancés et nasons sont ainsi régulièrement au menu à bord du bateau.
C’est après avoir tissé ces quelques liens amicaux que nous avons décidé de partir tous les 3 vivre la grande aventure sur Eiao.
Aussi après avoir embarqué tout le matériel nécessaire à la chasse et des provisions pour plusieurs jours nous accueillons Roger à bord de Thera en cet après midi de fin Septembre.
Nous programmons une navigation de nuit pour arriver au petit matin et c’est donc à 16h que nous relevons l’ancre de la baie d’Anaho.
A peine sommes nous sortis de la baie que le temps se couvre presque instantanément enveloppant Nuku Hiva de nuages noirs. On devine une pluie battante sur Anaho alors que cela faisait des jours qu’il n’était pas tombé une goutte. L’ambiance est un poil électrique et on se demande à quelle sauce on va être mangés cette nuit. Heureusement le temps sur la mer semble clair devant l’étrave de Thera. L’aventure commence.
La navigation se passe très bien. Le régulateur d’allure parvient à être réglé mais nous gardons une main sur la barre de temps à autres pour améliorer le cap et la vitesse. On prend nos quarts habituels avec Choup alors que Roger lutte contre un mal de mer naissant. Alternant quelques heures dans sa cabine avec des pauses cigarettes sur le pont à contempler les étoiles, il parvient à contenir le mal. Le bateau file bien plus vite que prévu à 5 nœuds de moyenne et nous sommes déjà aux abords de l’île vers 3h du matin. Nous n’avions pas prévu une route si rapide et l’arrivée de nuit dans une baie inconnue ne me plait guère. La cartographie que l’on utilise dans les Marquises depuis le début s’étant jusque là toujours révélée assez précise, je prends tout de même la décision de mouiller avant le lever du jour.
Une fois sous le vent de l’île nous mettons le moteur en route pour terminer les 5 miles qui nous séparent de la baie. La zone est très rafaleuse et nous recevons parfois des pointes de vent à 30 nœuds. C’est assez désagréable et il nous tarde d’arriver. La côte est très impressionnante. Un demi-croissant de lune nous permet d’observer des falaises sombres culminant à 300m au dessus de nos têtes.
13h après notre départ de Nuku Hiva nous entrons dans la baie de Vaituha et ancrons par 8m de fond.
Roger est sorti de sa cabine depuis longtemps déjà. C’est la première fois depuis 20 ans qu’il revient sur Eiao. On le sent surexcité et soucieux à la fois. Il tente malgré l’obscurité qui nous entoure encore, de voir ce qu’il pourrait reconnaitre des côtes et surtout d’apercevoir quelques moutons afin de se rassurer sur ses missions de chasse à venir. Il est 5h du matin et il nous demande de le débarquer avec son fusil pour se lancer à l’assaut de l’île. Ayant peu dormi à cause de la navigation nous avons besoin de repos et déclinons avec tact sa requête. Nous ne connaissons pas les côtes et il est hors de question de prendre le risque d’abîmer l’annexe en débarquant au mauvais endroit. Je lui demande de m’accorder 3h de sommeil et m’engage à me lever à 8h pour l’accompagner à la chasse. Nous le laissons à ses contemplations dans le cockpit et partons nous étendre dans notre cabine.
Lorsque nous nous levons 3h plus tard, nous constatons qu’il n’a pas bougé ni fermé l’œil. Il nous accueil d’un petit sourire en coin tout en nous glissant : « J’ai vu des moutons dans la montagne ! »
Sans trainer nous prenons un rapide petit déjeuné et mettons l’annexe à l’eau. Roger redoutait qu’à cette période de l’année une houle du Nord puisse nous empêcher de débarquer comme il en avait déjà fait l’expérience sur un voyage 20 ans auparavant. Il y a bel est bien une vague qui déferle sur la plage mais de taille raisonnable. Nous prendrons cependant la décision de ne pas utiliser le moteur de l’annexe et de pagayer afin de garder notre embarcation aussi légère que possible pour la remonter plus facilement sur la plage.
Vers 9h nous nous enfonçons finalement avec Roger dans la végétation de l’île à l’affût des moutons. Cette partie étant protégée du vent elle n’est pas aussi désertique que sa côte Est et son plateau. Nous pouvons sans difficulté progresser à couvert au milieu des Pisonias grandis, acacias, ficus et pandanus. Je découvre un nouveau fruit appelé la pomme cannelle qui pousse sur un arbuste nommé l’Attier (« mänini püteketeke » en Marquisien) et qui se trouve en nombre sur ce côté de l’île. Il n’est pas endémique de l’île et a été introduit à une période moderne mais le fruit est délicieux et nous en cueillons tout au long de notre progression.
Au bout d’une heure des bêlements viennent trahir la position d’un troupeau de moutons. Je reste en retrait et observe à distance notre chasseur. J’ai l’impression de voir un petit félin progresser vers sa proie. A ma grande surprise le tir à la carabine 22 Long Rifle est assez discret et une seule balle bien logée suffit à éteindre la vie d’un agneau. C’est triste mais c’est rapide et bien exécuté. La promesse d’un Kaikai (repas) de qualité pour ce soir !
Je rejoins Roger que je retrouve avec un large sourire. Sans perdre une minute nous pendons l’animal par une patte à une branche solide et entamons le dépeçage après avoir finement affuté les couteaux. Pour ma première fois je reste observateur. Je suis étonné dans un premier temps de voir comme la peau se retire sans difficulté. Cette opération réalisée nous éventrons délicatement la bête pour la vider de ses organes. En quelques secondes ce qui était encore un animal plein de vie quelques minutes auparavant est à présent une carcasse d’os et de chair prête à cuire au barbecue. Je m’attendais à une scène plus sanglante et nauséabonde mais finalement ce n’est pas bien différent d’un gros poisson que l’on écaille, que l’on vide et dont on retire les filets.
Afin de faire rentrer l’animal sans difficulté dans le sac nous le coupons en plusieurs morceaux au niveau du bassin et des épaules. Ainsi préparé on peut entreposer 4 à 5 moutons selon leur taille dans un sac à dos de 80L. La tête, la peau et les organes sont laissés derrière nous et feront le régal des cochons sauvages à la nuit tombée.
Sans trop nous éloigner nous ratissons ainsi une bonne partie de la baie de Vaituha et mettons la main sur 4 autres moutons. Je m’arme alors du couteau pour apprendre à dépecer les moutons au fil de nos captures.
Vers 14h nous rejoignons enfin la plage. Mais la journée n’est pas finie : Nous avons 5 moutons à couper en morceaux et à saler pour leur conservation future. Il faut également préparer le repas du soir. Je fais un rapide aller-retour au bateau pour aller chercher une citronnade afin de se désaltérer avant de se remettre au labeur mais Roger me reçoit froidement car la citronnade n’est pas à son goût. Je comprends que nous sommes face à un choc des cultures et il faut désamorcer la bombe immédiatement.
Cela ne fait que 3 mois que nous sommes aux Marquises avec Choup mais nous avons noté certains traits de caractère assez propres aux Marquisiens. Notamment lorsqu’il convient de se servir à manger lorsque l’on est invité. La coutume en Europe veut que l’on demande à se servir et que l’on se soucie des autres pour savoir si tout le monde à eu suffisamment avant de se resservir. Ici pas de simagrée. Si tu as faim, tu manges sans poser de question ; les autres en feront autant. Ce caractère se transpose un peu à la vie plus généralement : Les Marquisiens font, quand ils l’ont décidé. Aussi avons-nous eu régulièrement du mal pour organiser des choses ensemble ici ou à Hiva Oa. Pas toujours évident de programmer un repas ou une partie de pêche à l’avance. Ça se décide sur le moment si tout le monde est disponible sur l’instant. La vie dans le présent est plus marquée que dans nos systèmes occidentaux.
Roger était un peu câblé de cette manière en arrivant à Eiao. Très tourné vers ses objectifs du moment. Mais heureusement, en discutant nous avons tous compris que notre aventure était humaine avant tout et qu’il était important que chacun fasse des efforts pour considérer l’autre. C’est ainsi que grâce à l’intelligence sociale de tous, l’aventure est devenue extraordinaire. Nos soirées auprès du feu à déguster les « repas du guerrier Marquisien » préparés tous les soirs par Roger ont été riches en échanges. Agneaux grillés, taro et fruit à pain (Mei) étaient à tous les menus.
Roger nous a beaucoup dépeint son enfance Marquisienne à une époque où les missionnaires étaient encore très présents sur la Polynésie. Beaucoup d’éléments de leur culture leur étaient interdits : Tatouages, danses traditionnelles, chants. Il leur était même interdit de parler Marquisien en classe sans quoi ils étaient punis d’un coup de règle en métal sur les doigts. Il semble avoir beaucoup souffert de cette éducation religieuse stricte enseignée par les missionnaires et s’est affranchi de l’école le plus tôt possible pour poursuivre une vie tournée vers la nature. On le sent heureux à Eiao. Heureux de se suffire à lui-même, de vivre dehors, de n’avoir de compte à rendre à personne. Il ne lui manque qu’une femme pour pouvoir être abandonné ici pour toujours.
Le
deuxième jour nous décidons de monter sur le plateau pour chasser. Choup est de la partie cette fois-ci. Nous partons tôt le matin pour avaler les 300m de dénivelé avant d’être trop exposés au soleil. Le temps est superbe et notre ascension en longeant une arête nous permet de profiter d’une lumière magnifique sur les baies environnantes.
Une fois sur le plateau Roger nous propose de poursuivre seul de son côté et nous invite à partir à la découverte de l’île. Nous convenons de nous retrouver vers midi sur un sommet qui domine la baie de Vaituha au Sud. Nous partons donc en exploration de ce territoire lunaire en amoureux. Les couleurs sont un régal pour un œil de photographe et Choup s’en donne à cœur joie avec son appareil photo.
Nous traversons l’île pour aller voir à quoi ressemble la côte Est. Les 3km qui nous en séparent sont parcourus en 1h. Nous remarquons ici et là quelques vestiges du passé d’Eiao : vielle tuyauterie rouillée, joint de culasse, anciennes canalisations : Au cours des années 60 Eiao a en effet été envisagée pour être le théâtre des essais nucléaires Français. Des carottages du sol avaient donc été réalisés sur place afin de déterminer si la géologie de l’île pouvait supporter l’épreuve. Fort heureusement le sol s’est révélé trop poreux et conduire de telles expérimentations ici aurait pu conduire à l’effondrement de l’île. Le site n’a donc pas été retenu. De cette triste période ne subsistent aujourd’hui sur l’île que quelques déchets d’une activité humaine affligeante.
Par temps clair Nuku Hiva peut être aperçue de la côte Est. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La mer est agitée par un vent assez fort et l’horizon se perd vite derrière des cumulus. La côte n’en reste pas moins sauvage et cela nous fait prendre pleinement conscience de notre isolement.
Nous repartons tranquillement vers notre point de rendez-vous avec Roger. Un mini canyon creusé par l’écoulement des eaux de pluie nous enchante. La topographie ressemble à un vrai décor de Western et on en oublie parfois que l’on est dans les îles Marquises.
Quelques îlots de buissons sont les repères de moutons que l’on croise à plusieurs reprises. On se demande si Roger est aussi chanceux que la veille et si la chasse est bonne.
Nous le retrouvons un peu plus tard comme prévu avec déjà un agneau dans le sac. Il nous propose de faire un détour par la côte Ouest de l’île, au Sud de notre baie de Vaituha avant de rentrer.
Sur le chemin qui y conduit nous croisons la route d’un mouton. Comme à son habitude, l’expérience et l’adresse de Roger suffisent à offrir une mort rapide à l’animal. C’est le baptême du feu pour Choup qui assiste à son premier dépeçage. L’expérience est instructive et le savoir-faire et le respect de l’animal dont Roger fait preuve lui permettent de ressentir moins de dégoût qu’elle ne l’imaginait. Notre mouton dans le sac, nous poursuivons jusqu’à la côte. Au bord de la falaise un majestueux cocotier planté jadis par la main de l’homme nous offre un moment de répit à l’ombre. Je grimpe à son sommet détacher quelques délicieuses cocos dont l’eau fraîche nous désaltère savoureusement. Roger nous enseigne le maniement de la machette afin d’ouvrir efficacement ces noix. Je suis toujours impressionné par tant de dextérité. Craignant une blessure dramatique aux mains si loin d’un hôpital je me contente de la partie théorique et m’en remet à son savoir-faire. Je suis clairement plus à l’aise sur la partie cueillette qu’ouverture de la coco.
La journée bien avancée, il est temps de faire demi-tour et de retourner à la plage. Après quelques minutes de marche seulement on entend Roger s’exclamer devant nous. Il se retourne vers nous arborant un large sourire et nous dit : « J’ai vu une orange ! » Dans l’incompréhension nous regardons tous deux avec Choup la direction qu’il nous indique et apercevons au milieu du maquis qui nous entoure, un oranger. Il nous explique avec entrain qu’il y a plusieurs années de cela un vieil ami aujourd’hui disparu lui avait indiqué la position d’un oranger planté il y a longtemps et méconnu de la plupart des visiteurs. Sa joie est telle de l’avoir trouvé chargé d’oranges qui plus est, qu’il est beau à voir drapé de tant d’insouciance. Le sourire sincère qui illumine son visage nous confère un moment fort à partager à ses côtés.
Nous nous empressons de cueillir autant d’oranges que nos sacs nous permettent d’embarquer. Ayant peu de chance que quelqu’un ne passe par là avant que les oranges ne tombent et ne pourrissent, Roger se fait la promesse de revenir cueillir toutes celles que nous ne pouvons pas prendre aujourd’hui.
C’est ainsi chargé de précieuses ressources offertes par l’île que nous redescendons à la plage terminer notre journée.
Il nous reste à nous occuper du salage des moutons du jour et à préparer le kaikai du soir.
Les journées sont bien remplies et c’est avec une grande satisfaction qu’une fois la tâche accomplie nous prenons place autour du feu à la nuit tombée en ouvrant une petite bouteille de vin.
Roger nous en apprend d’avantage sur le passé de l’île. Notamment sur une histoire de trésor dont parlent les anciens. Pour certains il s’agirait de richesses apportées par les premiers colons Espagnols mais il semble bien que cette histoire ne soit qu’une légende. Pour Roger il s’agirait plutôt des outils qui étaient fabriqués par la tribu des Tuametaki, le peuple qui vivaient sur l’île avant l’arrivée des conquistadors. C'est la seule île des Marquises sur laquelle on trouve du basalte suffisamment dense et à grain fin pour l’utiliser à la fabrication d’herminettes de haute qualité. Il y a de bonnes chances qu’à l’époque ces herminettes étaient échangées contre de la nourriture avec les habitants de Nuku Hiva. Cependant vers 1838 sa population est exterminée par les anthropophages de la tribu Taï-Pii de la côte Nord de Nuku Hiva. Se seraient-ils alors emparés à ce moment de tous ces fameux outils présents sur l’île et que l’on pourrait considérer comme un trésor de guerre ? Personne ne le sait vraiment. C’est une supposition. Quoi qu’il en soit le 19ème siècle est une époque qui aura marquée l’île. Elle sera ensuite utilisée comme bagne jusqu’au début du 20ème siècle et se sont tour à tour rebelles de Nuku Hiva, de Tahaa et Raiatea qui y seront déportés.
Aujourd’hui l’île a retrouvé un aspect plus paisible et il est plaisant de venir y jouer les « Robinson Crusoé ».
Les eaux d’Eiao étant très poissonneuses et le risque de ciguatera bien moins présent qu’à Anaho nous en profitons au
troisième jour pour aller pêcher. Roger souhaite faire une grosse pêche pour sécher du poisson. Nous partons donc avec l’annexe le long de la côte vers 10h du matin. L’eau est assez claire et la houle modérée.
Comme sur la majorité des côtes des Marquises, les fonds tombent vite à 20-30m et il n’est pas possible de mouiller l’annexe. Nous procédons comme d’habitude : L’un de nous tient l’annexe à l’écart des rochers pendant que l’autre réalise sa plongée. Nous tombons dès le début dans un banc de vivaneaux dont je ne me souviens plus exactement du nom précis. Ils sont tellement nombreux et peu farouches que l’on peut les tirer depuis la surface. Roger aperçoit plus bas son met favori, le Pe’aki (Chirurgien élancé) et en remonte 2 ou 3. Notre remue ménage attire vite les requins gris qui se font rapidement nombreux. On peut en dénombrer facilement 6 simultanément. Je parviens à capturer une carangue noire et quasiment instantanément l’un des squales se précipite sur ma flèche sans que je n’aie le temps de remonter ma prise en surface. Quelques minutes plus tard c’est un pe’aki que je me fais chaparder. Les requins sont un poil trop à l’aise avec nous et nous décidons de changer d’endroit. Mais très vite ils sont de retour, nous obligeant à nous éloigner d’avantage. Je choppe à nouveau une carangue qui se retrouve encore disputée par un requin quelques secondes après l’avoir harponnée. Le bougre s’éloigne avec ma flèche et tout mon fil se vide du moulinet. Arrivé en butée je sens la tension dans le fil avec à l’autre bout le requin qui s’agace dessus pour dégager le poisson. Je crains une rupture de la ligne et la perte de ma flèche. Heureusement il fini par lâcher prise avant. Je ramène la flèche que je découvre tordue à 90° sans le poisson bien évidement… Quel calvaire ces requins ! Je remonte sur l’annexe et tente de détordre la flèche. J’y parviens plus ou moins et retourne à l’eau. Je ne sais que faire pour continuer de pêcher et ramener le poisson en surface sans craindre un malheureux accident. A ce moment Roger se blesse au doigt en manipulant son harpon. Rien de grave mais cela met un terme à la partie de pêche. Sans doute pour le mieux. Ce n’est pas la pêche miraculeuse que Roger espérait mais nous revenons tout de même avec une dizaine de poissons.
De retour à la plage, du pain sur la planche nous attend : Il faut vider tous les poissons, en détacher les filets, les couper en lamelles pour finalement les faire sécher sur un filin. Cela nous occupe une bonne heure. Le poisson une fois suspendu devient vite la proie des mouches qu’il faut à tout prix empêcher de venir pondre au risque de tout gâcher. Nous entreprenons d’allumer 2 feux pour enfumer la zone ce qui se révèle assez efficace.
Quelques vivaneaux sont mis de côté pour notre repas du soir au barbecue que l’on commence à préparer. C’est décidément beaucoup de travail la vie de Robinson !
La soirée se passe une nouvelle fois à échanger ensemble. C’est un vrai plaisir d’entendre Roger nous raconter son histoire. Il nous apprend avoir rencontré le commandant Cousteau dans sa jeunesse. La Calypso était venue mouiller dans la baie d’Anaho pour étudier la faune aquatique du coin et tenter de comprendre l’origine de la ciguatera déjà présente à l’époque. Roger nous confie que c’est Cousteau lui-même qui lui a expliqué que les chirurgiens élancés font parti des quelques poissons de cette famille à se nourrissent uniquement de plancton et qu’ils ne peuvent ainsi pas être contaminés par la toxine. Déjà à l’époque Cousteau était parvenu à réaliser cette observation. C’est drôle de penser que Thera passe dans les traces des plus grands : Moitessier, Gerbault et j’en passe…
La soirée s’achève tranquillement. Habituellement Roger revenait avec nous sur le bateau mais il décide de s’installer dans une maisonnette construite un peu plus loin pour les nuits à venir. Nous convenons de le retrouver le lendemain vers 6h du matin pour remonter ensemble sur le plateau chercher les oranges qu’il reste à cueillir.
Aussi au
4ème jour remontons-nous à la fraiche tous les 3 pour réaliser cette mission. Nous avons la chance de croiser la route de 2 moutons. Le temps est nuageux et nous nous faisons tremper jusqu’aux os une fois le plateau atteint. Aussi ne nous éternisons pas plus que ça à arpenter davantage l’île. Une fois les oranges cueillies, nous avons ce qu’il nous faut. Cela ne fera pas de mal de rentrer un peu plus tôt aujourd’hui et de se détendre l’après-midi.
Roger nous prépare de l’agneau mariné dans une sauce au soja pour le soir. Une fois de plus c’est un délice.
Nous profitons de notre Garmin pour prendre la météo pour les jours à venir. On espère un petit coup d’ENE qui nous aiderait grandement à revenir sur Nuku Hiva. Malheureusement la tendance est encore à l’ESE. Il semble malgré tout que nous puissions profiter d’une journée un peu plus calme avec de l’Est établi à 15 nœuds. Le départ sera donc dans 2 jours.
Le lendemain nous décidons avec Choup de rester tranquilles sur le bateau et de nous reposer avant la navigation. Je sais déjà que ça ne va pas être de tout repos et je veux être en forme. Roger part seul à la chasse toute la matinée mais reviendra étonnamment bredouille ce jour-là. Ce n’est pas bien grave étant donné que nous avons tout de même déjà 9 moutons dans le sel ! Je sais néanmoins qu’il aurait aimé mettre la main sur un petit cochon mais cela sera pour une prochaine fois.
Le reste de la journée se passe à préparer le départ du lendemain. Nous chargeons le bateau des précieuses provisions qu’Eiao nous a offertes. Thera est pleine à craquer ; les 2 couloirs autour de la table du carré sont condamnés par des affaires. Il faut ramper sur les canapés pour se déplacer. Espérons juste que les seaux de moutons ne se renverseront pas en nav…
La dernière soirée se passe à bord du bateau. Nous sommes enchantés par notre aventure sur l’île et retournons avec de formidables souvenirs. Néanmoins un peu fatigués nous ne tardons pas à nous coucher car je souhaite lever l’ancre le lendemain à 8h.
Le
sixième jour nous levons l’ancre de la baie de Vaituha comme prévu. La météo n’a pas changée, il faut y aller. Mon idée est de remonter l’île sous le vent en espérant pouvoir grignoter quelques miles vers l’Est protégés de la houle en s’aidant du moteur. Cela nous permettra de découvrir en plus la côte depuis le bateau.
Malheureusement après 40 minutes les conditions rencontrées sont plus compliquées que je ne pensais. Nous sommes déjà face à des vagues formées et le vent qui enroule au Nord de l’île et qui s’engouffre dans les vallées nous donne des conditions très difficiles pour remonter sans tirer de bords. Cela risque même d’être encore plus difficile lorsque nous serons au Nord de l’île entre Eiao et sa voisine Hatutu. En effet, si l’on rencontre un courant de face à ce moment-là on risque de ne pas être en mesure de passer. N’ayant pas pu faire le plein de gasoil à Nuku Hiva avant de partir je sais dans un coin de ma tête que l‘on est un peu limite en carburant. Ce serait un acharnement idiot de poursuivre à tout prix pour passer entre ces 2 îles. Tant pis pour la vue sur les côtes, je prends la décision de faire demi-tour et de passer par le Sud d’Eiao. Déventés par l’île jusqu’à atteindre sa pointe Sud nous sommes contraints d’avancer 2-3 heures au moteur. Enfin au large, la navigation attaque pour de bon. Le vent n’est pas trop fort et la houle assez bien formée. C’est quasiment toutes voiles dehors que nous mettons le cap le plus à l’Est possible. Ce dernier n’est d’ailleurs pas si mal au départ et nous nous en réjouissons.
Malheureusement en gagnant vers le Sud les conditions changent et le cap se dégrade jusqu’à faire parfois du plein Sud ! Je sens que ça va être long. Je barre pratiquement tout le long pour aider le bateau à passer au mieux dans les vagues. Malgré mes efforts la vitesse reste médiocre à 3 nœuds de moyenne. On manœuvre beaucoup. Dès que je sens que le vent change un peu et nous fait faire un mauvais cap je vire de bord pour essayer de faire une meilleure route sur l’autre amure. Je passe presque toute la nuit à barrer. Des nuages noirs nous forcent régulièrement à rentrer de la toile pour la ressortir 10 minutes plus tard.
Nous sommes tout de même en vue des côtes de Nuku Hiva au petit matin. Il y a encore beaucoup à prendre vers l’Est et nous tirons de nombreux bords. L’ambiance à bord commence à être tendue lorsque Roger réalise que le retour sera bien plus long qu’il ne l’imaginait. Il compare notre navigation avec ses expériences passées et ne comprend pas pourquoi nous ne suivons pas la même route que d’habitude. Nous tentons de lui expliquer que ce n’est pas comme en voiture et que beaucoup de facteurs sont à prendre en compte : Les conditions, le type de bateau. Malheureusement Nuku Hiva est perdue dans les nuages et plus nous nous en approchons plus nous rencontrons des grains avec 30 nœuds de vent. La mer se creuse et la navigation devient impressionnante pour qui n’aurait pas trop l’habitude de ce type de conditions. La journée est longue et il tarde à tout le monde d’arriver.
Vers 16h il me semble qu’un cap direct est possible en s’aidant du moteur pour rejoindre la baie d’Hatiheu qui se trouve 2 miles à l’Ouest d’Anaho. Cela serait déjà une belle étape et il ne nous resterait qu’à faire un tout petit coup de moteur plein Est le lendemain pour rejoindre Anaho.
C’est parti, on met en route le moteur et je barre du mieux que je peux pour garder le cap vers la baie. La nuit tombe et alors que nous ne sommes qu’à 2 miles à peine de l’entrée de la baie nous tombons en panne de carburant. J’enrage et culpabilise de ne pas avoir pris la peine de mettre la main sur un peu plus de gasoil avant de partir pour Eiao. Nous sommes cependant encore à la voile et à cause de la gite, du gasoil est encore disponible dans un coin du réservoir. Je sais donc que si le bateau reprend sa position normale nous aurons encore quelques litres pour effectuer au moins une manœuvre finale. Mais de combien de temps de moteur pouvons nous vraiment espérer ? 20 minutes ? 1h, 2 h ? Sans le savoir il est hasardeux de tenter le tout pour le tout et de continuer de viser la baie au moteur. Nous tentons donc de nous en rapprocher et d’y rentrer à la voile. Malheureusement l’île nous coupe maintenant du vent et ce n’est qu’un petit filet d’air tantôt du Sud, tantôt de l’Est qui souffle. Dur de maintenir un cap précis. En manœuvrant pour essayer de remonter à l’Est nous nous apercevons que nous sommes face à un courant nous portant vers l’Ouest et qu’il nous est impossible de remonter d’avantage à l’Est. Je tente de virer de bord à plusieurs reprises mais nos bords sont plats. C’est soit du 190° soit du 350° réel ! On constate par rapport à notre cap compas que l’on dérive d’au moins 70° ! Le courant est trop fort et il est peine perdue d’essayer de remonter à l’Est si proche de la côte. Il faudrait repartir plus loin en mer pour espérer sortir de ce courant et reprendre encore à l’Est avant de retenter une approche vers la baie.
Je sens que tout le monde en a marre et qu’il faut trouver une issue. Nous pourrions tenter au moteur mais ce serait prendre le risque de tomber en panne sèche cette fois-ci avant d’atteindre la zone de mouillage qui se trouve à 1h de moteur… et après ? Si on se loupe, plus aucune chance de manœuvrer pour rejoindre une zone de mouillage.
Je prends donc la décision de repartir à l’Ouest et de viser la baie de Pua qui se trouve à 6 miles d’ici. L’avantage de cette baie c’est que l’on peut l’atteindre à la voile facilement par vent arrière et qu’une fois à son entrée on a besoin que de 5 minutes de moteur pour se rendre dans moins de 20m de fond. Même si cela risque d’être pénible de se retrouver un peu bloqués dans cette baie loin de tout, c’est tout de même l’option la plus « safe » pour le bateau. Il n’y a pas à hésiter, demi-tour, on y va. Il nous faut moins d’une heure pour être devant la baie. Choup met en route le moteur et 10 minutes plus tard, soit 38h après être partis d’Eiao nous sommes enfin ancrés par 10m de fond au calme. Hourra !! Roger n’est pas autant ravi que moi mais l’important c’est que nous soyons de retour à Nuku Hiva sans avarie n’est-ce pas ? Nous sécurisons le bateau et nous précipitons au lit pour une bonne nuit de sommeil. Les petits soucis qu’il nous faut gérer demain ne sont plus grand-chose par rapport à cette arrivée délicate que nous venons de réaliser.
Nous nous levons tôt le lendemain pour amener Roger à terre avec quelques affaires. Il a été convenu de le débarquer ici afin qu’il rentre sur Anaho par voie terrestre. Nous nous chargerons Choup et moi, de trouver une solution pour mettre la main sur du carburant afin de ramener le bateau dans les jours qui suivent dans la baie d’Anaho et d’y déposer le reste des affaires de Roger.
Nous apprendrons plus tard que son retour a été une formalité. Après 1km à pied il a été pris en stop et ramené chez lui.
De notre côté nous sommes parvenus à être ravitaillés de 80L de gasoil 2 jours plus tard et avons ramené le bateau dans la foulée dans la baie d’Anaho. Roger a retrouvé le sourire en constatant que ses moutons et ses oranges étaient intacts et c’est avec une certaine fierté qu’il raconte maintenant son retour épic d’Eiao.
Eiao : Ce nom résonne toujours avec autant de mystère même après avoir découvert cette île du bout du monde. Surtout, il fait naître en nous de merveilleux souvenirs : La route longue et ardue, l’expérience sauvage, la beauté de la nature et par-dessus tout, l’aventure humaine.